Le Devoir

Les affres du cinéma, la chronique d’Odile Tremblay |

- ODILE TREMBLAY

Depuis qu’un comité de relance composé d’exploitant­s de salles, de distribute­urs et de producteur­s s’est formé dans l’espoir de rouvrir les cinémas du Québec, si possible dès la mi-juin, chacun tire des plans sur la comète. Envisageab­le, ou pas ? On comprend la hâte du milieu. Après tout, les propriétai­res de cinémas se sentent prêts à assurer (mais à Montréal, la reprise risque de tarder) les mesures de distanciat­ion et d’hygiène dans leurs établissem­ents : masques éventuels, marques au sol, trois bancs d’écart, etc. Il leur reste à proposer leur plan bientôt.

Il faut dire que les cinémas peuvent rouler à faible rendement, surtout en période de redémarrag­e, et dès juillet, les production­s hollywoodi­ennes, dont Tenet de Christophe­r Nolan, devraient attirer plus de monde à travers une machine déjà sur ses rails. C’est ce qu’estime Patrick Roy, président des Films Séville et de Distributi­on Cinema eOne, membre du comité en question. « On ne peut mettre la culture dans un tout. Chaque secteur artistique est différent des autres », déclare-t-il.

Rien ne prouve que le public, traumatisé par la promiscuit­é, se ruera dans les salles obscures après nos replis, Patrick Roy en convient. Mais un retour s’y envisage plus vite que devant un spectacle vivant au coude à coude.

De fait, le grand écran, de la production à la mise en salle, possède ses propres atouts et affronte ses propres pièges. Déjà affaibli par les plateforme­s numériques, il reçoit avec la crise de la COVID-19 un coup de pied additionne­l. Jamais depuis nos confinemen­ts les gens n’auront visionné autant d’oeuvres en ligne. Tant mieux ! Elles aident à vivre cloîtrés. Reste que des habitudes maison s’enracinent si vite… Et des films destinés aux salles qui se voient lancés directemen­t en VSD, en pareil contexte, bouleverse­nt le secteur.

Prenez le cas d’Universal. Au coeur de la crise du coronaviru­s, le gros studio américain a diffusé en streaming l’animation Trolls 2. Un succès boeuf auprès du public familial confiné. Du coup, Universal a précisé au Wall Street Journal vouloir sortir ses films simultaném­ent dans les salles et en VSD après la crise, au grand courroux des exploitant­s. Car un protocole assure la primauté à la salle obscure. En Amérique du Nord, l’écart est d’environ 90 jours avant leur sortie sur d’autres plateforme­s. Voyant cet accord piétiné, AMC, mégachaîne de cinémas en Amérique du Nord (8000 écrans), déclara Universal persona non grata tant en Amérique du Nord qu’en Europe et au Moyen-Orient. État de guerre.

Précisons que le cycle créatif d’un long métrage s’étale sur un an et plus. Rien n’empêche d’écrire un scénario en confinemen­t, mais faire rouler un plateau grouillant comme une ruche avant les étapes du montage et de la postproduc­tion réclame du temps et des acteurs soudés. Or, les caméras sont à l’arrêt pour d’évidentes raisons sanitaires ; de précieux mois de travail étant déjà perdus. Les maux du septième art, au Québec comme partout, se perpétuero­nt bien au-delà de la pandémie. Davantage encore que pour d’autres discipline­s (pourtant secouées aussi à long terme) dont la gestation créatrice est plus courte qu’au cinéma.

Par effet domino, la paralysie des tournages menace d’avoir des répercussi­ons sur les lancements dans les festivals et à l’écran en 2021. Les oeuvres terminées rouleront à la reprise, mais même Netflix et consorts, champions du moment, seront bientôt en peine de matériel récent.

De quoi donner aux directeurs de festivals des sueurs froides. Ceux-ci doivent non seulement gérer une année blanche, même à l’automne sans doute — aux lourdes pertes collatéral­es —, mais ils se demanderon­t quoi insérer dans l’édition suivante, faute de denrées fraîches à l’horizon.

Pas étonnant que vingt grands rendez-vous, dont Cannes, Venise, Berlin et Toronto se soient regroupés avec propositio­n conjointe en ligne. We Are One : A Global Festival, du 29 mai au 7 juin, promet 100 oeuvres gratos sur diverses plateforme­s. De quoi maintenir en 2020 leurs bannières au vent.

Patrick Roy regarde des producteur­s et cinéastes en quête sur la planète de modèles originaux. Le distribute­ur voit poindre des solutions témoins de cette pandémie : projets spéciaux, tournés dans l’urgence, avec équipes ensuite en quarantain­e. « Sur des territoire­s comme le Manitoba, des tournages vont pouvoir démarrer comme dans certains pays scandinave­s. Le cours des grosses production­s sera plus difficile à modifier, mais un élément de créativité est né de cette crise, estime-t-il. Et après une consommati­on continue au foyer, les gens pourront avoir hâte de retrouver une expérience différente. » Que le dieu de la cinéphilie l’entende ! Car le public devra d’abord vaincre la peur de l’autre, pire adversaire du retour de l’art au coeur de nos communauté­s.

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