Le Devoir

Guéris et de retour au front ?

Les membres du personnel de la santé infectés par la COVID-19 puis guéris ne sont pas tous envoyés dans les unités chaudes

- LISA-MARIE GERVAIS

Retourner travailler en zone chaude après avoir eu la COVID-19 ? C’est la recommanda­tion de la Santé publique, qui n’est toutefois pas suivie partout, a constaté Le Devoir. Pourtant, des experts de la santé estiment que redéployer adéquateme­nt les milliers de travailleu­rs du réseau ayant été infectés jusqu’ici permettrai­t de stopper l’hémorragie dans les hôpitaux et les CHSLD.

« C’est sûr que ça fait du sens d’envoyer en zones chaudes ou dans des nouveaux centres des personnes immunisées, qui ne risquent pas d’être une source de transmissi­on », a reconnu la Dre Mélissa Ranger, médecin spécialist­e à l’hôpital Charles-Le Moyne. Dès qu’elle a été remise sur pied, l’urgentolog­ue,

qui a attrapé la COVID-19 au tout début de la crise, n’a pas hésité à faire la navette entre son urgence d’hôpital, où elle fait des intubation­s, soit la procédure la plus à risque, et le CHSLD Henriette-Céré, où elle est affectée à la zone chaude.

« Je l’ai eue, la COVID-19. Être déployée en zone chaude ne me dérange pas du tout », dit-elle, en disant tout de même que les doutes persistent sur la question de l’immunité.

« J’aime mieux aller en zone rouge à la place d’un collège plus à risque, qui est plus âgé par exemple. » Elle admet toutefois qu’elle n’a été obligée à rien. « Personne ne m’a dit, Mélissa, maintenant que tu es immunisée, tu dois aller en zone rouge. »

Une directive non respectée

Même si elle tient une seule petite phrase, la directive de l’Institut national de la santé publique du Québec (INSPQ) est pourtant claire. « Si possible au retour, affecter le travailleu­r aux soins des cas de COVID-19 », liton dans les « Recommanda­tions pour la levée des mesures d’isolement des travailleu­rs de la santé ».

Sur le terrain, plusieurs médecins responsabl­es de la gestion COVID-19 n’appliquent pas cette règle dans leurs hôpitaux. Les gestionnai­res de la santé non plus. C’est le cas au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, qui n’a pas de protocole de redéploiem­ent.

« Que tu sois concierge ou médecin, quand tu es infecté, tu restes à la maison et tu reviens quand tu as eu tes deux tests négatifs. Mais on ne te remet pas spécifique­ment dans les zones chaudes », a expliqué la porte-parole, Jocelyne Boudreault.

Le CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Îlede-Montréal ne redéploie pas non plus « systématiq­uement » le personnel guéri en zone chaude, sous prétexte que l’immunité de quelqu’un qui contracte le virus n’est pas prouvée. Le son de cloche est le même chez les membres de la Fédération interprofe­ssionnelle de la santé (FIQ).

Pour l’immunologu­e et professeur­e à l’UQAM, Tatiana Scorza, il y a là une occasion ratée de mettre à profit des personnes qui pourraient contribuer à lutter contre la propagatio­n du coronaviru­s.

Selon elle, s’il y a une chose à faire, c’est d’envoyer les personnes guéries dans les milieux les plus à risque.

« C’est une excellente stratégie. Je le dis depuis au moins quatre semaines. Cette idée de les mobiliser pour assister les plus vulnérable­s est fantastiqu­e. On ne doit pas avoir peur. »

4700 travailleu­rs infectés

Selon le ministère de la Santé, plus de 4700 travailleu­rs de la santé ont eu la COVID-19 et ce nombre pourrait être encore plus grand puisque 2500 personnes attendent un diagnostic et que plusieurs ont eu la maladie sans le savoir. Pour Mme Scorza, ce sont autant de médecins, d’infirmière­s et de préposées qui pourraient constituer des atouts importants pour éviter de nouvelles éclosions.

« Ces gens-là sont les gens qui sont les moins prédisposé­s à être malades à nouveau. Il y a eu une certaine peur de spéculer et certains, en écoutant ce qu’a dit l’OMS, ont pensé qu’une infection guérie ne signifiait pas qu’il y avait immunité », soutient-elle.

« Dans la vraie vie, le meilleur vaccin, c’est d’avoir eu la maladie elle-même. » Elle souligne que lorsqu’une personne guérit d’une infection, c’est qu’elle a développé les anticorps.

Elle invite toutefois à la prudence et rappelle que les protection­s sont nécessaire­s, même si on a eu la COVID-19. « Ce qu’on ne sait pas, c’est combien de particules suffisent pour qu’une infection se transmette d’une personne à une autre ; alors, je dirais que, par précaution, il faut encore porter le masque », explique-t-elle, en ajoutant qu’il existe toujours un mystère entourant les personnes asymptomat­iques.

« Mais ça ne contredit pas ce que je dis. Si vous avez un groupe de 50 personnes parmi lesquelles 30 ont déjà eu une infection, les 20 personnes qui ne l’ont pas eue dans le groupe risquent moins de l’attraper que si vous mettez 10 personnes immunisées avec 40 personnes non immunisées. C’est le concept du vaccin. »

Directive respectée

Certains CIUSSS respectent la directive. Celui du Nord-de-l’Île, dont 865 membres du personnel sont infectés par la COVID-19 et 320 sont de retour au travail, renvoie dans les zones chaudes le personnel guéri si c’est possible. Même chose au CIUSSS de l’Estde-l’Île, où 742 travailleu­rs de la santé ont contracté la maladie.

Infirmière à l’hôpital de Gatineau, Audrey Leblanc, qui a eu une forme très légère de la maladie, a elle aussi été affectée spécifique­ment dans la zone tiède, puisqu’il n’y a pas de zone chaude à proprement parler dans l’établissem­ent.

« J’ai eu cette directive il y a trois semaines quand je suis retournée travailler aux urgences », dit-elle. « Je ne pense pas que ce soit une mauvaise idée. Le problème, c’est qu’on ne sait pas pour combien de temps on est immunisé. L’influenza, je peux l’attraper une première fois et je peux l’attraper encore l’année suivante », fait-elle remarquer.

La Dre Mélissa Ranger dit elle aussi « naviguer » dans une certaine incertitud­e. « Je ne suis pas vraiment inquiète, mais plus les mois vont avancer et plus je vais me demander combien de temps je serai protégée. Est-ce que c’est 3, 6, 9 mois ? L’inquiétude pourrait revenir. »

Dans la vraie vie, le meilleur vaccin, c’est d’avoir eu

» la maladie elle-même TATIANA SCORZA

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