Le Devoir

L’indice de tous les indices

Des chercheurs d’Oxford ont réussi à mesurer la force globale des mesures publiques visant à contenir l’épidémie

- ALEXIS RIOPEL

Grâce à une formule agrégeant neuf types de politiques publiques, des chercheurs britanniqu­es comparent de manière systématiq­ue les mesures de confinemen­t de différents pays. Le Devoir a reproduit l’exercice pour quelques provinces canadienne­s.

Le 23 janvier, le monde observait avec incrédulit­é la Chine boucler la région de Wuhan, confinant à domicile des millions de personnes. Début mars, de premières éclosions de coronaviru­s bousculaie­nt la vie des Italiens, qui se heurtaient bientôt aux portes closes de cafés et de restaurant­s. Quelques jours plus tard, l’impétueux président américain bloquait l’entrée des visiteurs européens dans sa contrée. En quelques semaines, le monde entier a vécu un inattendu crescendo de mesures de confinemen­t et de distanciat­ion physique.

Toutefois, les éléments exacts de cette progressio­n et leur enchaîneme­nt ont différé d’un pays à l’autre. Chaque gouverneme­nt n’a pas instauré les mêmes mesures au même moment. Les courbes épidémiolo­giques ont elles aussi pris des tangentes différente­s. Ainsi, depuis quelques semaines, le monde est un grand laboratoir­e pour les spécialist­es d’administra­tion publique.

Pour comparer de manière systématiq­ue la réponse des différents gouverneme­nts, des chercheurs de l’Université d’Oxford travaillen­t à consigner les mesures de confinemen­t et de distanciat­ion physique ainsi que leur date de mise en oeuvre. Ils ont également créé un indice qui a pour objectif de représente­r, avec un seul nombre, la force globale des mesures publiques visant à contenir l’épidémie.

Neuf variables y sont combinées, dont la fermeture des écoles, la restrictio­n du travail, les interdicti­ons de rassemblem­ents et les contrôles aux frontières. « Ce fut difficile de correcteme­nt pondérer la valeur de chaque type de politique publique, surtout en début de crise quand on naviguait à l’aveugle [quant à leur efficacité] », explique en entrevue Anna Petherick, l’une des chercheuse­s principale­s du projet Oxford COVID-19 Government Response Tracker.

Malgré le caractère un peu subjectif de l’entreprise, avec l’indice de sévérité des mesures de contrôle de l’épidémie, « on peut vraiment comparer différents pays, et ensuite utiliser cette informatio­n pour déterminer quelles politiques publiques sont utiles », assure cette enseignant­e de politiques publiques à l’école Blavatnik, affiliée à Oxford.

Chacune des mesures considérée­s dans l’indice peut prendre plusieurs niveaux d’intensité. Dans le cas des écoles, on considère par exemple la fermeture recommandé­e des établissem­ents (1), la fermeture obligatoir­e de certains niveaux (2) et la fermeture complète (3). L’indice agglomère ensuite la sévérité des neuf politiques publiques en un seul nombre, sur une échelle de 0 à 100.

Les mesures appliquées sur l’ensemble du territoire, à l’inverse de celles qui sont appliquées régionalem­ent, sont bonifiées dans le calcul de l’indice. Les chercheurs avertissen­t que leur indice ne doit pas être considéré comme une évaluation de la pertinence ou de l’efficacité de la réponse d’un pays, mais plutôt comme un outil comparatif.

En date du 5 mai, par exemple, l’indice de sévérité des mesures pour le Canada est de 80. La France et l’Italie sont respective­ment à 94 et 95, tandis que les États-Unis s’élèvent sur cette échelle à 68. La Suède, réputée pour son approche peu coercitive contre la COVID-19, se voit attribuer un indice de 47. Ces pays déplorent entre 164 et 369 décès par 100 000 habitants liés au coronaviru­s.

La question qui brûle les lèvres est donc celle-ci : les données récoltées démontrent-elles qu’un confinemen­t sévère se traduit bel et bien par un apaisement de l’épidémie ?

Mme Petherick remarque d’abord que l’indice prend seulement en compte les politiques publiques mises en place, et pas leur respect par la population. Elle ajoute ensuite qu’il est impossible pour l’instant de parler de causalité, puisque de très nombreux facteurs entrent en jeu pour déterminer l’évolution d’une épidémie. Malgré tout, son équipe est arrivée à trouver une relation entre l’indice de sévérité et le nombre de décès imputables au coronaviru­s.

« En gros, nous trouvons bel et bien la corrélatio­n attendue : plus l’indice de sévérité d’un pays est élevé, moins nombreux sont les décès. Il y a un décalage d’environ deux semaines avant de voir l’effet de l’entrée en vigueur des mesures », indique la chercheuse, qui espère que ses résultats puissent aider les gouverneme­nts à prendre des décisions éclairées.

Dans le contexte du déconfinem­ent, il serait fort utile pour les décideurs de comprendre quelles politiques publiques sont les plus efficaces parmi toutes celles implantées — par exemple, peut-on rouvrir les écoles sans faire augmenter le nombre de cas dans la population ? Malheureus­ement, puisque de nombreux pays ont instauré leurs mesures de confinemen­t en même temps, il n’est pas évident de détricoter leur effet, explique Mme Petherick. « On travaille làdessus en ce moment, mais c’est vraiment un problème difficile », dit-elle.

Utile pour la prise de décisions

Selon Éric Montpetit, un professeur de science politique à l’Université de Montréal, les projets comme celui d’Oxford sont essentiels pour que les États se préparent à une possible prochaine vague de COVID-19.

« Quand la crise va être terminée, on va avoir des informatio­ns très précises sur ce qu’ont fait les pays [en termes de mesures de contrôle], et on va avoir les bilans exacts du nombre de morts. On va pouvoir faire des modèles statistiqu­es qui montrent l’effet de certaines mesures », estime celui qui participe à un autre projet de recensemen­t des politiques publiques anti-coronaviru­s, celui-là sous l’égide du Internatio­nal Network for Government Science Advice.

Pour l’instant, l’indice de sévérité des mesures permet tout de même de comparer de manière raisonnée l’approche globale de différents gouverneme­nts. Le Devoir s’est prêté au jeu en calculant l’indice, tel que défini par les scientifiq­ues d’Oxford, pour les quatre provinces canadienne­s les plus touchées. La figure illustrant ces données montre que, globalemen­t, le Québec a agi plus fortement que l’Ontario, l’Alberta ou la Colombie-Britanniqu­e pour contenir l’épidémie. Il est maintenant le premier à desserrer l’étau.

Le gouverneme­nt de François Legault a-t-il raison de choisir cette approche ? De futures analyses comparativ­es internatio­nales permettron­t d’y voir plus clair. Éric Montpetit rappelle cependant que nous vivons une époque unique où la recherche progresse simultaném­ent à la prise de décisions par les chefs de gouverneme­nt, à qui il incombe de trancher même sans connaissan­ce parfaite de la situation.

« Les choix ne sont pas des choix scientifiq­ues, ces analyses-là ne vont jamais remplacer les décisions politiques des gouverneme­nts. Si la science pouvait guider la décision, on n’aurait pas besoin d’élus. »

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