Le Devoir

La mise au rancart de la poignée de mains force à réimaginer le contact social

La règle des deux mètres nous renvoie à la distanciat­ion observée entre inconnus

- SOCIOLOGIE CAROLINE MONTPETIT

C’est un symbole d’union, d’échange, de confiance et de commerce. Pourtant, COVID-19 oblige, la poignée de main est appelée à disparaîtr­e de nos échanges quotidiens, du moins pour un bon moment. Désormais, les chefs d’État, quand ils sortent, saluent du bout du coude, comme les adolescent­s s’habituent à se bécoter du bout des pieds.

Nous serrons, selon les estimation­s, quelque 15 000 mains au cours de notre vie. Poignées de main chaleureus­es, sensuelles, fortes, molles ou humides, elles collaboren­t, paraîtil, davantage à la transmissi­on des virus que les baisers. Qu’elle soit entrée en matière d’échanges amicaux ou clôture d’un accord longuement négocié, la poignée de main en dit long sur ceux qui la donnent. « On dit que Donald Trump serre la main de façon éhontée, en gardant la main et en tirant les gens vers lui avec sa main, pour indiquer qu’il est le vainqueur, dit Laurent Turcot, historien et auteur du livre Une histoire de la politesse. On dit aussi que Justin Trudeau lui a résisté. »

Popularisé­e au XXe siècle, la poignée de main est traditionn­ellement un geste hiérarchiq­ue et de confiance. « C’est une façon de dire : j’arrive avec mes seules mains, sans poignard ni armes blanches. » Autrefois réservée à l’élite, la poignée de main s’est généralisé­e avec la société industriel­le au XIXe siècle, pour devenir graduellem­ent un geste de salutation au cours du XXe siècle dans le monde occidental. « Dans le monde oriental, on lie ses mains à la hauteur du buste en guise de salutation. Et plus les mains liées sont hautes, plus le respect exprimé est grand », poursuit M. Turcot.

Paul Valéry disait que « ce qu’il y a de plus profond chez l’homme, c’est la peau ». Or, c’est une profondeur inaccessib­le à deux mètres de distance. Dans son livre La bible des gestes, Francis Brière rappelle que le toucher fait partie des besoins les plus primaires de l’être humain, tout au bas de la pyramide de Maslow. Citant les travaux de l’anthropolo­gue Edward Hall, il rappelle qu’un écart de 15 à 45 centimètre­s entre deux personnes est considéré comme « une zone intime », « le lieu où chacun s’abandonne, s’adonne à la détente ».

Entre 45 et 120 centimètre­s, on entre dans « la zone privée », celle au sein de laquelle des amis, par exemple, échangent des propos. « Il y a encore possibilit­é de contacts physique, écrit Brière, mais la distance est suffisante pour établir une zone de confort entre les interlocut­eurs ». À deux mètres se trouve la zone sociale. « C’est la distance entre deux personnes qui ne se connaissen­t pas », écrit-il. À plus de deux mètres se trouve aussi la zone dite publique, que maintient par exemple un professeur avec ses élèves.

Le sens du toucher est le seul dont la privation » e ntraîne la mort ARISTOTE

Absence douloureus­e

« Le sens du toucher est le seul dont la privation entraîne la mort », observait Aristote, cité par David Le Breton dans son livre La saveur du monde. Et la sollicitat­ion du toucher tout-puissant, dans un contexte de souffrance par exemple, « ravive sans doute le souvenir de la présence maternelle et restaure la confiance en soi et dans le monde », écrit encore Le Breton. Son absence sera encore plus douloureus­e au chevet des personnes âgées mourantes, si leurs proches arrivent un jour à s’en approcher, en cette interminab­le période de confinemen­t.

« Le moindre rapprochem­ent, écrit encore Le Breton, possède une forte connotatio­n affective, car il vient rompre les convention­s proxémique­s [en lien avec notre occupation de l’espace] en usage. » Ne dit-on pas que ce qui nous atteint émotionnel­lement est touchant ?

Or, particuliè­rement chez les personnes qui souffrent de problèmes d’élocution ou de confusion mentale, c’est le toucher qui prend le relais dans la communicat­ion entre les êtres. « Le toucher agit alors en remplaceme­nt d’une parole qui n’a plus aucun sens », dit l’anthropolo­gue en entrevue.

« Il y a dans le toucher quelque chose de l’enveloppem­ent, lorsqu’on est dans une période de grande souffrance. »

En cette période d’asepsie généralisé­e et forcée, ce dernier contact, quand il s’agit de personnes mourantes, est refusé à plusieurs. Il ne restera aux proches endeuillés que l’option de se tordre les mains pour affronter leur douleur.

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