Adieu androïde
Décédé d’un cancer fulgurant, le cofondateur de Kraftwerk Florian Schneider laisse une oeuvre à l’influence phénoménale sur la musique
La dernière fois qu’on avait « entendu » sa voix, c’était à la fin d’un album de 2009 baptisé Liedgut, oeuvre de son compatriote Uwe Schmidt, sommité techno pop sous le nom d’Atom Heart. Quelques mots en allemand en guise d’épilogue, prononcés par un organe informatique et pour le moins crépusculaires. Florian Schneider, pionnier des musiques électroniques et membre fondateur de Kraftwerk en 1970 avec Ralf Hütter, avait pour ainsi dire amorcé sa disparition, des années avant de mourir à l’âge de 73 ans, d’un cancer, et d’être enterré dans le plus grand secret.
Il avait quitté le groupe en 2009, peu intéressé par les tournées âge tendre et tête d’androïde qui sont sa seule activité depuis Tour de France Soundtracks, en 2003, pour se consacrer absolument à sa passion, la synthèse vocale, et à la défense de l’environnement (un morceau titré Stop Plastic Pollution, coproduit par Schmidt, était sorti en version numérique en 2016, mais personne n’a confirmé à ce jour que c’était bien lui qui « chantait » dessus). Il avait peu parlé avant ça, même au pinacle de la popularité du groupe d’hommes-machines dont il était le pilier chercheur, laissant au plus charmeur et francophile Hütter la charge des mots et des aphorismes technophiles, dont Kraftwerk usait comme autant d’emblèmes de sa très volontariste modernité.
Kraftwerk, comment dire ? Le groupe de musique populaire le plus influent avec James Brown et les Beatles, sans débat possible. Schneider en était au moins la moitié de l’âme, l’exploratrice, la radicale, la mystérieuse. Comment jauger son influence sur la musique de notre temps ? L’homme goûtait peu les honneurs en public, et fut tellement critiqué par les « deux autres » membres de Kraftwerk à l’âge d’or du groupe, Wolfgang Flür et Karl Bartos, pour la citadelle de secrets et de privilèges imprenable dans laquelle il avait pour fâcheuse habitude de s’enfermer avec Hütter, qu’on ne sera sans doute jamais en capacité de quantifier la part de son invention.
Gageons avec David Bowie, qui lui rendit nommément hommage dans Heroes avec l’instrumental V-2 Schneider, qu’elle fut considérable, tant la technologie, qui passionna incessamment Florian Schneider dès son acquisition d’un premier synthétiseur Moog en 1970, fut centrale dans l’évolution du premier groupe de pop de l’histoire qui révéla ambitionner d’être remplacé, à terme, par des intelligences artificielles.
Industrielle Volksmusik
Plus tôt, ce fils d’architecte moderniste — on doit à son père Paul Schneider von Esleben le deuxième siège du cartel Mannesmann AG et une partie de l’aéroport Konrad-Adenauer de Cologne-Bonn — avait été flûtiste et expérimentateur radical. Grandi dans une Düsseldorf à moitié détruite, pleine de trous et des stigmates des bombardements alliés, « comme Beyrouth pendant la guerre du Liban », il s’exprima en premier dans PISSOFF, groupe libertaire et bruitiste, politique et furieux formé avec un élève de Joseph Beuys.
Mais c’est la rencontre avec Ralf Hütter, pendant un cours d’été à l’Akademie de Remscheid, qui allait préciser son désir — partagée par Karlheinz Stockhausen ou les membres de Can — de faire advenir une musique populaire allemande refondée, débarrassée à la fois du poids intenable du passé récent et de l’impérialisme culturel américain qui l’avait remplacé et dont l’adoption, pour la jeunesse ouest-allemande, faisait office d’acte de dénazification.
La machine Kraftwerk
Des années plus tard, en faisant le choix de la langue allemande sur Autobahn, Schneider évoquerait sa volonté, via Kraftwerk, d’inventer une « musique ethnique de la région Ruhr-Rhénanie » et les prémisses s’entendent très tôt ; dès Tone Float (1969), pour peu que l’on accepte de lire entre les lignes du premier et unique album de The Organisation, formation ancêtre de Kraftwerk fortement influencée par Pink Floyd mais que l’on serait en peine de qualifier de typiquement hippie.
De même les deux premiers albums de Kraftwerk, décorés de cônes de signalisation révélant une adulation sans limite pour le pop art d’Andy Warhol, puis le fantastique Ralf & Florian
(1973), disque de « Tanzmusik » (musique à danser) excité comme du rock, planant comme du psychédélisme californien, mais dénué de la moindre référence au rock’n’roll, trop anglo-saxon et trop dominant. Le duo préciserait vite son identité en parcourant son pays, la RFA, en voiture et virtuellement.
Autobahn, disque fondamental du mouvement vers l’avenir, pourtant hanté de mélodies romantiques éternelles (Morgenspaziergang), fondateur de cette « industrielle Volksmusik » (musique populaire industrielle) à la fois idiosyncrasique, profondément, et universelle, indiscutablement.
Robots visionnaires
Qui d’autre, pendant les années 1970, peut prétendre avoir incarné à ce niveau de précision l’esprit novateur de son temps ? Pas même les futuristes du glam anglais, encore moins les farfadets du rock progressif. Installé à Kling Klang, son propre espace de création située sur Mintropstrasse, dans le quartier chaud de Düsseldorf, Kraftwerk était tout à la fois le chantre de l’avenir et son explorateur anxieux et tâtonnant.
Disons au moins que Schneider et Hütter, accompagnés du technicien, artiste et poète Emil Schult, s’étaient donné les moyens de leur ambition délirante, travaillant exclusivement dans un studio dont ils estimaient qu’il devait jouer un rôle central dans la création de la musique, à égalité avec les instruments, s’équipant d’un matériel électronique d’avant-garde au-delà de l’onéreux — séquenceurs, synthétiseurs — et surtout se laissant guider par lui pour accoucher d’une pop music entièrement réinventée dans sa forme, sa voix (l’usage du vocodeur, puis des voix de synthèse), mais également ses thèmes.
Kraftwerk, la Ruhr tourne encore
Ondes radios (Radio-Activity), train à grande vitesse (Trans-Europe Express),
robotique (The Man-Machine), informatique (Computer World), mondes virtuels (Electric Café), transhumanité (Tour de France)… Les albums de Kraftwerk égrenaient leurs tubes et leurs thématiques en même temps que l’humanité avançait vers son futur imprévisible ou annoncé, dans une course qui n’a aucun équivalent dans les autres arts. Le groupe connut un succès immense pour ça, mais aussi pour son talent à dire l’indicible des temps à venir de la manière la plus intelligible, délectable, emballante qui soit — Kraftwerk était pop, autrement, mais intensément.
Ce faisant, le groupe contamina de ses inventions la musique tout autour. Disco, new-wave, rap, house ou techno, aucune de ces écoles n’aurait vu le jour sans ces robots visionnaires de Rhénanie, que quelques-uns eurent l’idée étrange de considérer comme kitsch et amusants. Encore une fois, l’influence de Kraftwerk est à ce point considérable sur notre musique, mais également sur ce qu’on l’autorise à être qu’on n’est pas très à l’aise de l’écrire. Ceci explique peut-être en partie la disparition progressive de Florian Schneider, dès la fin des années 1980, quand le monde autour du groupe se mit à ce point à ressembler à ce que Kraftwerk avait décrit dans ses disques que le groupe en devint redondant.
Ralf Hütter n’a toujours pas baissé les bras à ce jour, enchaînant les tournées et les rééditions gonflées aux hormones pour nous rappeler à quel point Kraftwerk a été un projet en avance sur son temps, clairvoyant, voire chiromancien. Schneider avait l’air d’être passé à autre chose depuis des lustres. On le comprend. L’avenir de l’humanité, si brouillé et incertain, n’est plus ce qu’il était depuis longtemps.
Kraftwerk était le groupe de musique populaire le plus influent avec James Brown et les Beatles, sans débat possible. Schneider en était au moins la moitié de l’âme, l’exploratrice, la radicale, la mystérieuse.