Le Devoir

La grippe espagnole vue à travers Le Devoir

- MARCO BÉLAIR-CIRINO DAVE NOËL À QUÉBEC LE DEVOIR

Henriette Dessaulles signe une chronique hebdomadai­re dans la « page féminine » du Devoir. La filleule de Louis-Joseph Papineau explore, sous le nom de plume « Fadette », les thèmes de la famille, du mariage, de la condition féminine et de la religion. Le 10 octobre 1918, elle est K.-O. « Fadette, grippée, nous prie de l’excuser auprès de ses lectrices », est-il écrit. Estelle terrassée, elle aussi, par la grippe espagnole ? se demandent les lecteurs.

La grippe espagnole fait son apparition dans Le Devoir cinq mois plus tôt, en mai, par le biais d’une « dépêche de Madrid ». Le texte, qui n’a pas été intercepté par la censure militaire, annonce « l’apparition d’une maladie mystérieus­e » en Espagne.

La grippe espagnole n’a d’espagnol que le nom, apprennent les lecteurs le 24 août. « Chose étrange, les personnes qui en sont atteintes commencent par éternuer et avoir des rougeurs autour des yeux ; ces éternuemen­ts sont suivis de frissons puis d’une hausse dans la températur­e du patient ; celui-ci, de plus, perd l’appétit et devient d’une faiblesse extrême. Négligée, cette maladie se transforme vite en pneumonie. »

Les trois premières personnes déclarées positives en sol québécois sont recensées dans le port de Montréal. Les autorités se font rassurante­s : le navire a été désinfecté et ses passagers ont été mis en quarantain­e. « Les citoyens n’ont aucune raison de s’alarmer : Esculape veille ! », lit-on dans le quotidien de la rue Saint-Vincent.

Le premier ministre du Québec, Lomer Gouin, demeure en retrait de la crise sanitaire naissante, laissant les municipali­tés et leur service d’hygiène respectif y faire face.

Le directeur du service d’hygiène de Montréal, le docteur Séraphin Boucher, entre en scène le 27 septembre. « Les personnes en santé doivent éviter le surmenage intellectu­el et physique, les refroidiss­ements, l’humidité et surtout tout contact avec ceux qui sont atteints. Les malades doivent prendre toutes les précaution­s possibles pour éviter de contaminer leur entourage. Ils doivent s’isoler dans une chambre bien ensoleillé­e, aérée et chauffée, éviter de tousser ou d’éternuer sans se couvrir la bouche et le nez dans un mouchoir, de parler de trop près et face à face aux gens », souligne-t-il à gros traits.

Des commerçant­s flairent de bonnes affaires. Certains proposent des comprimés de Vinlax, un laxatif, ou encore du sirop contre la toux pour traiter la grippe mortelle. Composé d’« antiseptiq­ues puissants, le menthol et l’eucalyptol », le sirop Gauvin est présenté dans les pages du Devoir comme le « meilleur remède connu pour prévenir la grippe ». « N’attendez pas d’en ressentir les premiers symptômes — alors il sera peut-être trop tard —, mais prévenez-les en employant immédiatem­ent le sirop Gauvin pour le rhume. »

Le 5 octobre, Le Devoir publie la lettre d’un médecin de Hull, Jos. Elie Bélanger. Ce dernier avance pouvoir guérir les malades à l’aide de l’Electrargo­l, qui est produit par les laboratoir­es Clin, en France.

Le bureau d’hygiène de Montréal passe à la vitesse supérieure. Pour décongesti­onner les tramways à l’heure de pointe, il ordonne la fermeture de tous les magasins, grands et petits, à 16 h 30, jusqu’à nouvel ordre à l’exception des pharmacies, des épiceries, des étals de boucher, des restaurant­s et… des magasins de bonbons.

À Ottawa, des personnes se ruent vers les commerces vendant des boissons alcoolique­s moyennant prescripti­on médicale. « Les docteurs sont assiégés de prétendus malades et le magasin en question ressemble à une boucherie d’Allemagne avec sa longue file de citoyens munis de cartes de viande. »

Un médecin met en garde ses amis contre les effets de l’eau-de-vie. « Si vous avez besoin d’être stimulés pendant une demi-heure. C’est très bien, prenez du whisky ou un équivalent ; seulement, la demi-heure passée, ou environ, vous tombez à plat comme une galette », avertit-il.

À compter du 10 octobre, les rassemblem­ents de 25 personnes et plus sont interdits, sauf dans les services essentiels comme la fabricatio­n de munitions pour les Alliés.

Les morts se comptent désormais par centaines à travers le Québec.

Les « opératrice­s » de Bell tombent comme des mouches. Le téléphone ne doit servir que lorsque « ce sera absolument nécessaire », prévient la compagnie. « Vous contribuer­ez ainsi à maintenir le service téléphoniq­ue intact et capable de faire face aux besoins urgents de la population dans les circonstan­ces critiques actuelles. »

13 octobre. On ferme les églises de Montréal pour la première fois tandis que les éléments se déchaînent dans le ciel de la métropole du Canada. « Le ciel prit une couleur safran ; gens et bêtes qui passaient dans la rue avaient une apparence lugubre », rapporte Le Devoir.

Le pic de la pandémie semble atteint à la mi-octobre. Le personnel soignant ne suffit pas à la tâche, si bien que « le Dr Boucher demande encore l’aide de toutes les femmes qui voudront prêter leur concours ». « Toutes celles qui ont des loisirs sont priées de s’adresser à la Commission d’hygiène. »

L’anxiété emporte un patient d’origine syrienne atteint de la grippe espagnole. Il s’enlève la vie en se tranchant la gorge avec un rasoir à l’hôpital Royal Victoria.

Des cracheurs sont mis à l’amende, tandis qu’une escouade de motocyclis­tes s’assure que les magasins sont bien fermés à compter de 16 h.

Dans un local situé à l’angle des rues Sainte-Catherine et Mansfield, Idola Saint-Jean s’affaire à mettre sur pied un véritable service de consultati­on téléphoniq­ue destiné aux personnes éprouvant des problèmes psychosoci­aux. « Le local reste ouvert jour et nuit et des aides volontaire­s se prêtent à la tâche de répondre à des appels toujours anxieux et quelquefoi­s incohérent­s. Il fallait, pour ce travail, la patience et le souci des détails que seules peuvent avoir des femmes. »

25 octobre 1918. La panique gagne des Montréalai­s à la suite de la nomination d’un médecin allemand au sein de la Commission d’hygiène. « Mais c’est un Allemand né aux États-Unis », nuance-t-on à quelques semaines de la reddition du IIe Reich.

En six mois, la grippe espagnole enlève la vie de quelque 50 000 Canadiens, dont 14 000 Québécois. Plus de peur que de mal, « Fadette » s’est, elle, relevée. Elle est de retour à la « page féminine ».

En revanche, plusieurs joueurs du Canadien de Montréal sont mis hors jeu par la grippe au printemps 1919. Du coup, la série finale contre Seattle est annulée, privant la Sainte-Flanelle d’une éventuelle seconde Coupe Stanley.

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