Alimentaire, mon cher, la chronique de Josée Blanchette
Nos anges gardiens verts veillent à notre autonomie
Juste à côté du rang d’oseille, le pluvier kildir pousse des cris pour nous éloigner de ses oeufs « plantés » au milieu du champ. Oui, les bébés peuvent naître dans l’oseille (et les choux). Le mâle kildir feint d’être blessé pour détourner notre attention. La chatte Minouchette rôde. Lou et Saule, quatre et six ans, veulent me montrer les oeufs couvés « de proche », mais je reste à l’écart. Deux mètres de distance, mettons.
Aux Jardins d’Ambroisie, en Montérégie, on s’inquiète davantage de l’espace entre les plants et les animaux qu’entre les gens. La communauté de jardiniers guidée par le maraîcher Francis Madore est tissée serrée depuis le début du confinement. « Ça ne fait pas une grosse différence, nous sommes déjà confinés en temps normal », me glisse Mariève Savaria, conjointe, maman, cuisinière, auteure et jardinière.
Cette grosse famille d’une dizaine de personnes inclut les deux ouvriers guatémaltèques saisonniers, Manuel et Axel, qui font partie de l’ADN rural depuis une douzaine d’années. Tout le monde s’est fait pousser des racines ici et loge à la même adresse. Celle d’un idéal commun.
Les Jardins d’Ambroisie cultive environ 7 acres d’une terre qui en compte 26. Pour Francis, 49 ans, et Mariève, 45 ans, se nourrir est un geste politique. L’enjeu de l’autonomie alimentaire, sur toutes les lèvres en ce moment, ils y songent depuis 14 ans. Les petits fermiers bios comme eux fournissent seulement 4 % de nos légumes.
Les deux maraîchers voudraient même ajouter la culture des légumineuses à la quarantaine de fruits et légumes de leur étal : des bleuets, des camerises, de l’ail, des asperges, des laitues coeur-de-glace, des poires, des prunes, de la livèche, de l’oseille, du cassis, des vignes. On assure une diversité en plus d’être végétaliens et d’aider la clientèle à se familiariser avec les légumes « moches » (exit le gaspillage), les plantes vagabondes (ortie, champignons, camomille), les bases d’une cuisine à faible empreinte carbonique.
La fatigue est dans le pré
La Russie, premier producteur mondial de blé, n’exportera plus ses céréales jusqu’en juillet, apprenait-on la semaine dernière. François Legault semble avoir découvert depuis peu que nous ne sommes pas souverains dans l’assiette (à 57 %, selon l’UPA). Le PM nous encourage à exercer notre devoir patriotique aux champs faute de travailleurs étrangers cet été.
Le risque de pénurie alimentaire ne sourit à aucun gouvernement. Un peuple qui a faim peut facilement faire fi de la distanciation sociale pour brandir la fourche.
L’écolo-philosophe français Pierre Rabhi répète souvent que cultiver un potager est un geste politique. Et si la politique s’installe dans le champ, la saisonnalité et l’achat local touchent au coeur. L’éléphant dans la serre ? L’UPA. Comme le dit Roméo Bouchard, cofondateur de l’Union paysanne et auteur de L’UPA. Un monopole qui a fait son temps (2018), c’est une sorte d’État dans l’État.
Depuis la COVID, UPA ou pas, des abattoirs ferment, on euthanasie des cochons, on jette du lait et des oeufs. 40 % de notre consommation d’aliments provient des États-Unis ou y transite en hiver et au printemps. Les trois quarts de nos terres cultivables produisent du maïs et du soja qui seront destinés au bétail (un peu à nos autos pour l’éthanol).
« Des abattoirs ferment. Toutes ces terres de maïs et de soya, ils vont faire quoi avec ? Ça va avec la demande de viande », note Francis Madore en me servant un bol de soupe aux fèves et tomates (de l’année dernière) sous l’érable à Giguère où la longue table de bois est installée.
« On encourage ce qu’il ne faut pas faire — la monoculture — et les fermes de taille moyenne font faillite », souligne Mariève Savaria. Effectivement, subventionner du porc québécois qui ira nourrir les Japonais deviendra une aberration alors que nous nous questionnons sur le prix des tomates l’hiver prochain. Peut-être que manger des tomates en hiver n’aura plus de sens non plus. Il y a des limites à se battre contre la géographie.
« La santé du sol et de l’être humain, c’est relié, constate Francis. Nous, chaque année, on se demande si on va continuer. Tous nos amis maraîchers se questionnent aussi. Cette année, c’est pire ; on ne veut pas rester pris avec des surplus faute de maind’oeuvre. » Effectivement, il y a des limites à engraisser le compost.
Heureusement, le marché Laurier, où Francis et Mariève tiennent kiosque, va finalement rouvrir le 14 mai. C’est la moitié de leurs ventes, en plus des 200 paniers aux familles. « On a la reconnaissance de nos clients, mais du politique ? Non ! On n’est pas soutenus par la société », poursuit le fermier.
« J’aide plein de gens à rester en santé, je ne pollue pas les rivières, mon bio est plus bio que le bio, s’indigne Mariève Savaria. Ce n’est pas du bio de masse sans biodiversité avec des Guatémaltèques embauchés pour mettre des élastiques autour des choux-fleurs. Mes choux-fleurs sont jaunes à cause du soleil et j’éduque les clients au marché. On ne reçoit rien pour ça ! »
La force des petits
Le jardinier maraîcher Jean-Martin Fortier (Ferme des Quatre-Temps) l’a rappelé dans une vidéo sur FB à la suite de son passage à TLMP la semaine dernière : les petits fermiers sont résilients. « C’est un lifestyle intéressant. Ce n’est pas le cas sur des grosses fermes. »
Une agriculture décentralisée qui nourrit des communautés locales, c’est ce que notre gouvernement devrait privilégier aussi.
Des paysans comme Francis ou Jean-Martin voudraient voir des contraintes levées qui leur permettraient de mieux fonctionner à petite échelle. « Les fermes ne doivent pas être des business comme les autres, martèle Francis Madore. Y a une fatigue avec la cadence de ce modèle-là. C’est un travail toffe. Mais toute la structure politique est basée sur des fermes de 500 acres dans le conventionnel. La Commission de protection du territoire agricole nous empêche de nous développer en communauté. Un propriétaire de 500 acres ne peut pas en vendre dix à un petit fermier qui pourrait en vivre. » Et pourrait nourrir tout un écosystème qui se serre les coudes, même à deux mètres de distance.
Vous l’aurez peut-être remarqué, le papier cul, ça se conserve bien, mais ça ne se mange pas.