Au-delà du don de soi
Quels égards pour les femmes au front ?
Il aura fallu attendre deux mois avant que Québec octroie un incitatif financier significatif au personnel de la santé composé majoritairement de femmes. Depuis le jour 1, les Québécoises sont au front : dans les hôpitaux, les CHSLD, mais aussi comme caissières, éducatrices et bientôt enseignantes. Les conditions qui leur sont imposées — tant au niveau des salaires que de leurs conditions de travail — sont loin de refléter le risque auquel elles s’exposent. La question se pose donc : le gouvernement aurait-il traité de la même façon des groupes de professionnels composés majoritairement d’hommes ?
L’enjeu est délicat et la réponse certainement nuancée. Et ce tweet publié par François Legault en 2012 — « Les filles attachent moins d’importance au salaire que les garçons » — fait remonter à la surface bien des questionnements.
Ici comme ailleurs, le gouvernement mise sur le dévouement et le sens du devoir des infirmières et des préposées pour galvaniser ses « anges
gardiens » (ou plutôt faudrait-il dire ses « anges gardiennes » pour refléter la juste place des femmes ?). Dans un passé pas si lointain, le gouvernement québécois n’a pas hésité à délier rapidement les cordons de la bourse pour encourager les policiers pendant la crise étudiante ou encore les monteurs de la ligne pendant la crise du verglas à demeurer au front dans des conditions certes difficiles.
Dans la présente crise, le gouvernement a plutôt opté pour une interdiction à prendre des vacances ou encore une obligation de travailler plusieurs fins de semaine par mois ou encore la nuit pour s’assurer du maintien en poste du personnel de la santé — le tout limité jusqu’à jeudi à une bonification de 8 % des salaires, qui s’est traduite dans certains cas par une augmentation négligeable sur des payes souvent faméliques.
Pour acquis
« C’est comme si la société et les gouvernements prenaient les femmes pour acquis », fait remarquer Françoise David, qui fut présidente de la Fédération des femmes du Québec de 1994 à 2001, puis députée solidaire à l’Assemblée nationale. Ces métiers sont historiquement genrés, rappellet-elle. « Et c’est comme si collectivement, on acceptait cette idée que c’est normal que les femmes soient au front à l’année longue pour s’occuper des personnes âgées, des malades, des enfants, etc. »
Les femmes — on le sait bien — s’occupent des autres. Et c’est souvent davantage leur don de soi que leur expertise qui est mis en valeur et reconnu. « C’est toujours la même chose, la relation d’aide à la personne — ce que les femmes ont toujours fait dans l’histoire — n’a jamais été rémunérée à sa juste valeur », pointe à son tour Louise Harel, ex-ministre péquiste qui a fait adopter en 1996 la Loi sur l’équité salariale.
« Mais je ne vois pas comment on pourrait s’imaginer que ce pourrait être différent si les hommes faisaient ce travail-là, puisque le fait est qu’ils ne le font pas [majoritairement] », notamment en raison des faibles salaires qui y sont accolés, souligne Louise Harel.
Et plusieurs contre-exemples existent, note Françoise David. Les éboueurs, les livreurs, les travailleurs dans les abattoirs ou encore dans les champs ont également des conditions de travail difficiles malgré le risque accru auquel ils sont exposés.
La position sociale
« La question du genre est là, on ne peut pas l’éliminer, mais ce n’est pas le seul déterminant”, analyse également Pascale Dufour, professeure au département de science politique de l’Université de Montréal, spécialisée en études féministes.
Il y a aussi la question de la position sociale, croit-elle. « Si on essayait d’imposer ce type de mesures à des hommes en position plus privilégiée sur le plan du statut social, par exemple des médecins spécialistes, évidemment ils ne se laisseraient pas faire. Mais pas seulement parce que ce sont des hommes, mais aussi parce que ce sont des hommes en position de pouvoir. »
La capacité de réaction doit également être prise en compte, estiment les trois intervenantes interrogées. « Comme les femmes sont très présentes dans les services essentiels, leur droit de grève est souvent quasi inexistant », souligne Françoise David. Un pouvoir de révolte qui s’éteint encore plus en temps de crise et qui est d’autant plus difficile à revendiquer lorsque le discours ambiant est axé sur le « prendre soin ».
« On utilise beaucoup [cette rhétorique] pour la profession d’enseignante mais aussi vis-à-vis des infirmières — leur dire qu’elles prennent soin de quelqu’un d’autre, c’est leur dire vous n’allez pas laisser tomber ces gens », signale Pascale Dufour.
La situation actuelle ne découle donc pas uniquement de la variable du genre, même si celle-ci est bien présente. Et peut-être que l’idée fait aussi tranquillement son chemin : pour les femmes aussi, une partie de la reconnaissance passe par des conditions salariales plus alléchantes…