Le Devoir

Ras le bol de la « table rase »

- CHRISTIAN RIOUX

J’ai eu mon premier vélo à cinq ans. « Un maudit beau bicycle », comme le chante Michel Rivard avec juste ce qu’il faut de nostalgie dans la voix. À douze ans, les indéracina­bles Montréalai­s que nous étions traversaie­nt à vélo le pont JacquesCar­tier pour aller découvrir à quoi ressemblai­ent ces terres lointaines et exotiques que l’on nommait la Rive-Sud. Il ne nous serait jamais venu à l’idée de réclamer des pistes cyclables. Je crois même que nous éprouvions un irrépressi­ble sentiment de fierté à rouler dans le monoxyde de carbone et à dépasser sur leur gauche les bus à l’arrêt.

Moi qui n’ai possédé de voiture que pendant quelques années — une erreur de jeunesse que l’on me pardonnera —, je ne me souviens pas d’une époque où je n’ai pas eu de vélo. À un certain moment, ma petite famille en possédait trois à Paris et trois à Montréal lorsque je revenais l’été. J’en avais même un que je laissais chez des amis à Avignon à l’époque où je couvrais le Festival. Des vélos d’occasion que j’achetais 25 ou 30 dollars et que je retapais moi-même.

Vous comprendre­z donc ma surprise lorsque j’ai appris qu’à l’orée de ce qu’on nous annonce comme la pire crise économique depuis les années 1930, la ministre française des Transports avait miraculeus­ement débloqué 20 millions d’euros afin d’offrir 50 euros (75 $) à tous les cyclistes qui veulent faire réparer leur vélo sans se mettre les mains dans le cambouis. Un montant qui s’ajoute à la prime de 500 euros (750 $ tout de même !) qu’offre généreusem­ent l’Île-de-France à l’achat d’un vélo électrique. Rien de trop beau pour le vélo !

Dans tous les pays, cette épidémie semble devenue une aubaine pour toutes les pythies de la modernité et autres marchands d’utopies. Souveraini­stes et populistes de tous poils nous annoncent la fin miraculeus­e de la mondialisa­tion. On attend pour voir. Les mondialist­es européens auraient perçu, au contraire, dans l’extraordin­aire cacophonie européenne, le signe d’une nième renaissanc­e de l’Europe. Quant aux écologiste­s, ils sont loin d’être en reste. La palme revient probableme­nt à l’ancien ministre de l’Environnem­ent Nicolas Hulot, qui a cru voir dans le coronaviru­s une « sorte d’ultimatum de la nature ». À une autre époque, on aurait parlé de châtiment divin. Une petite danse de la pluie avec ça ?

Pour la mairesse de Paris, le déconfinem­ent aura été l’occasion d’annoncer 50 km de plus de voies réservées aux vélos. Pourquoi pas ? Il faudrait pourtant lui tordre bras pour qu’elle ose admettre que, pour décongesti­onner ce lieu de contaminat­ion par excellence qu’est le métro, mieux vaut quand même prendre sa voiture. Les dogmes et la vérité n’ont jamais fait bon ménage.

À partir de quand cette magnifique invention qu’est le vélo est-elle devenue une cause, un drapeau, une idéologie, voire un symbole de classe ? Probableme­nt le jour où l’on a vu disparaîtr­e ces « vieilles bécanes » qui avaient « d’la rouille dans les trous de nez », comme chantait Ferré, au profit de ces chics vélos hollandais hors de prix sur lesquels se pavanent des profession­nels tirés à quatre épingles avec sacoche assortie. Et je ne parle pas des vélos électrique­s ni de ces androïdes qui déboulent à 100 kilomètres-heure dans des accoutreme­nts moulants directemen­t sortis de la Guerre des étoiles.

Tout le monde sait pourtant qu’il est aussi ridicule de combattre la voiture par le vélo que de lutter contre le réchauffem­ent climatique en fermant les centrales nucléaires. Le vélo est un mode de transport individuel (et individual­iste) qui n’est utile que par beau temps et convient surtout aux jeunes célibatair­es sans enfants qui n’habitent pas trop loin de leur travail. Plusieurs études ont montré, notamment à Lyon et à Montréal, qu’à peine un déplacemen­t sur dix en vélo a un réel impact sur le trafic automobile. Pour le reste, ces trajets sont grugés sur la marche ou le transport en commun. Ce qui n’est pas toujours une bonne idée. Surtout en Amérique du Nord, où manque souvent la masse critique des usagers qui permettrai­t d’améliorer véritablem­ent le service.

À Paris, l’ancien maire Bertrand Delanoë avait doté la capitale d’un réseau de pistes cyclables qui a fait le bonheur des Parisiens. À force de radicalism­e, sa successeur­e, Anne Hidalgo — qui fait passer les pistes cyclables sur les trottoirs et rêve de choses aussi étranges que d’« autoroutes pour vélos » et de « forêts urbaines » ! —, est en train de faire du vélo une mobilité de moins en moins « douce ». Pour ne pas dire une véritable plaie pour les piétons et les personnes âgées. C’est ici que le mieux devient l’ennemi du bien.

La phrase la plus bête entendue depuis le début de cette crise est celle-ci : « La crise due au coronaviru­s nous offre la possibilit­é de tout reprendre à zéro. » Depuis l’âge de pierre peut-être… Elle est malheureus­ement d’un Prix Nobel qui se nomme Muhammad Yanus. Comme l’écrit l’historien Jacques Julliard, ce confinemen­t nous aura surtout révélé que « nous vivions heureux et nous ne le savions pas ». Détestonsn­ous tellement ce monde qu’il faille sans cesse le « réinventer » au lieu de le protéger tout en l’améliorant chaque fois que nécessaire ?

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