Ma fille ne retournera pas à l’école
Depuis des semaines, je me surinforme. Je lis sur les mesures mises en place pour le retour à l’école aux quatre coins de la planète, sur les critères de déconfinement de l’OMS, sur les facteurs de risque liés à la COVID-19, en plus d’écouter scrupuleusement les points de presse chaque midi.
À ce jour, je suis incapable de penser que le déconfinement et le retour en classe sont une bonne idée en l’état actuel des choses. Estce que cette certitude a rendu ma décision quant au retour de ma fille à l’école plus facile ? Pas du tout.
Aujourd’hui, c’est les larmes aux yeux que j’ai écrit à sa professeure que ma fille ne retournerait pas en classe. Cette professeure, comme tant d’autres, est une perle. Elle enseigne avec bienveillance et un brin de folie, des étoiles dans les yeux. Ma fille est bien tombée, avec madame Juliette. Je sais que celle-ci donnera son maximum pour rendre ce retour le plus humain possible, malgré les pupitres espacés, le matériel limité, la fermeture de la bibliothèque de classe, l’impossibilité de travailler côte à côte, les multiples lavages de mains et les récrés fragmentées.
Pourquoi garderai-je ma fille avec moi ? Parce que j’ai le privilège de pouvoir effectuer mes mandats en télétravail, mais surtout, parce que le système ne peut matériellement et humainement pas absorber un trop grand nombre d’élèves. Je ne comprends pas que le gouvernement n’ait pas donné de directives plus claires aux parents et aux employeurs, risquant ainsi une surcharge : si le télétravail est possible, il DOIT se poursuivre — quitte à ce que la productivité baisse un peu. Ainsi, on aurait d’abord vraiment pu se concentrer sur l’accueil des enfants vulnérables et en difficulté (soudainement si importants !), des travailleurs des services essentiels et des familles monoparentales.
En repoussant l’odieux du choix (souvent illusoire) vers les parents — et la mise en oeuvre d’une liste de mesures nécessaires mais irréalistes vers les profs et les directions d’école —, le gouvernement se déresponsabilise lâchement. Le système scolaire est déjà fragilisé par des années de sous-investissement. Les écoles sont vétustes, avec de l’eau contaminée au plomb, des systèmes de ventilation déficients, des lavabos trop rares, des couloirs étroits et des problèmes de moisissures. Les conditions de travail des profs n’ont rien pour attirer les gens vers cette profession majoritairement féminine, qui justifie ses salaires anémiques par la sacro-sainte vocation.
N’en déplaise à messieurs Legault et Roberge, « la créativité » ne suffit pas. Les ressources manquent et manqueront. Il n’y a ni assez de profs ni assez de locaux pour qu’un grand nombre d’élèves puisse retourner à l’école en toute sécurité, physique et affective. Et que dire des enseignantes qui iront enseigner la peur au ventre et qui ont dû se battre pour être protégées et ne pas devoir payer — une fois de plus ! — de leur poche pour des masques et visières, après des années à quêter des boîtes de Kleenex, des livres et du matériel de bricolage ? Bien qu’imparfaits, les syndicats ont plus que jamais leur raison d’être.
Le coronavirus est sournois ; tout le monde peut être vulnérable sans le savoir. Alors qu’une éclosion de COVID-19 sévit au service de garde d’urgence de l’école La Mennais, à Mascouche, il va de soi que la protection des professeures est, littéralement, un minimum syndical pour un retour sécuritaire en classe. Attendre leurs recommandations et celles des directions avant de lancer un plan sans consultation aurait pu prévenir cette levée de boucliers bien méritée.
La rentrée 2020 ne se déroulera pas sous le signe de la normalité. Vivement que le gouvernement déploie de l’enseignement à distance digne de ce nom pour que tous les élèves qui le peuvent restent à la maison. « Nos enfants », nous dit-on, « nos aînés », nous répète-t-on. On se les approprie soudain politiquement quand cela fait des années qu’on les a laissés tomber. J’espère qu’on parlera bientôt aussi de « nos professeures » et qu’on leur offrira des conditions de travail sécuritaires — et, aussi, un salaire à la hauteur de leur rôle essentiel. Avant que certaines en aient payé de leur vie.