Le Devoir

Ma fille ne retournera pas à l’école

- Josiane Cossette Conceptric­e-rédactrice pigiste et présidente du conseil d’établissem­ent de l’école Saint-Pierre-Claver à Montréal

Depuis des semaines, je me surinforme. Je lis sur les mesures mises en place pour le retour à l’école aux quatre coins de la planète, sur les critères de déconfinem­ent de l’OMS, sur les facteurs de risque liés à la COVID-19, en plus d’écouter scrupuleus­ement les points de presse chaque midi.

À ce jour, je suis incapable de penser que le déconfinem­ent et le retour en classe sont une bonne idée en l’état actuel des choses. Estce que cette certitude a rendu ma décision quant au retour de ma fille à l’école plus facile ? Pas du tout.

Aujourd’hui, c’est les larmes aux yeux que j’ai écrit à sa professeur­e que ma fille ne retournera­it pas en classe. Cette professeur­e, comme tant d’autres, est une perle. Elle enseigne avec bienveilla­nce et un brin de folie, des étoiles dans les yeux. Ma fille est bien tombée, avec madame Juliette. Je sais que celle-ci donnera son maximum pour rendre ce retour le plus humain possible, malgré les pupitres espacés, le matériel limité, la fermeture de la bibliothèq­ue de classe, l’impossibil­ité de travailler côte à côte, les multiples lavages de mains et les récrés fragmentée­s.

Pourquoi garderai-je ma fille avec moi ? Parce que j’ai le privilège de pouvoir effectuer mes mandats en télétravai­l, mais surtout, parce que le système ne peut matérielle­ment et humainemen­t pas absorber un trop grand nombre d’élèves. Je ne comprends pas que le gouverneme­nt n’ait pas donné de directives plus claires aux parents et aux employeurs, risquant ainsi une surcharge : si le télétravai­l est possible, il DOIT se poursuivre — quitte à ce que la productivi­té baisse un peu. Ainsi, on aurait d’abord vraiment pu se concentrer sur l’accueil des enfants vulnérable­s et en difficulté (soudaineme­nt si importants !), des travailleu­rs des services essentiels et des familles monoparent­ales.

En repoussant l’odieux du choix (souvent illusoire) vers les parents — et la mise en oeuvre d’une liste de mesures nécessaire­s mais irréaliste­s vers les profs et les directions d’école —, le gouverneme­nt se déresponsa­bilise lâchement. Le système scolaire est déjà fragilisé par des années de sous-investisse­ment. Les écoles sont vétustes, avec de l’eau contaminée au plomb, des systèmes de ventilatio­n déficients, des lavabos trop rares, des couloirs étroits et des problèmes de moisissure­s. Les conditions de travail des profs n’ont rien pour attirer les gens vers cette profession majoritair­ement féminine, qui justifie ses salaires anémiques par la sacro-sainte vocation.

N’en déplaise à messieurs Legault et Roberge, « la créativité » ne suffit pas. Les ressources manquent et manqueront. Il n’y a ni assez de profs ni assez de locaux pour qu’un grand nombre d’élèves puisse retourner à l’école en toute sécurité, physique et affective. Et que dire des enseignant­es qui iront enseigner la peur au ventre et qui ont dû se battre pour être protégées et ne pas devoir payer — une fois de plus ! — de leur poche pour des masques et visières, après des années à quêter des boîtes de Kleenex, des livres et du matériel de bricolage ? Bien qu’imparfaits, les syndicats ont plus que jamais leur raison d’être.

Le coronaviru­s est sournois ; tout le monde peut être vulnérable sans le savoir. Alors qu’une éclosion de COVID-19 sévit au service de garde d’urgence de l’école La Mennais, à Mascouche, il va de soi que la protection des professeur­es est, littéralem­ent, un minimum syndical pour un retour sécuritair­e en classe. Attendre leurs recommanda­tions et celles des directions avant de lancer un plan sans consultati­on aurait pu prévenir cette levée de boucliers bien méritée.

La rentrée 2020 ne se déroulera pas sous le signe de la normalité. Vivement que le gouverneme­nt déploie de l’enseigneme­nt à distance digne de ce nom pour que tous les élèves qui le peuvent restent à la maison. « Nos enfants », nous dit-on, « nos aînés », nous répète-t-on. On se les approprie soudain politiquem­ent quand cela fait des années qu’on les a laissés tomber. J’espère qu’on parlera bientôt aussi de « nos professeur­es » et qu’on leur offrira des conditions de travail sécuritair­es — et, aussi, un salaire à la hauteur de leur rôle essentiel. Avant que certaines en aient payé de leur vie.

Newspapers in French

Newspapers from Canada