Le Devoir

Le rôle des journalist­es dans la lutte contre la désinforma­tion

- Pascal Lapointe, Josée Nadia Drouin et Ève Beaudin Les auteurs travaillen­t pour l’Agence Science-Presse, qui publie la rubrique du Détecteur de rumeurs

Pour quiconque lutte contre la désinforma­tion entourant la pandémie, la tâche est « accablante », se plaignait récemment la directrice de Snopes. Ce média américain de vérificati­on des faits (fact checking) en a pourtant vu d’autres. Au contraire de ces nombreux sites de vérificati­on apparus dans la dernière décennie, Snopes, lui, existe depuis 1994. Il a déboulonné tout ce qui est possible et imaginable, des Reptiliens jusqu’à l’homéopathi­e, en passant par un tas de croyances dont le commun des mortels n’aurait même pas imaginé qu’elles puissent exister.

Mais le coronaviru­s est dans une catégorie à part : Snopes a publié à lui seul des centaines d’articles sur des faux remèdes pour en guérir ou sur de fausses affirmatio­ns allant de Bill Gates jusqu’aux laboratoir­es secrets. Et pourtant, Snopes n’en voit pas le bout : et ce travail colossal ne génère pas plus de revenus, en dépit du fait qu’il emploie une dizaine de personnes à temps plein. : en comparaiso­n, les Décrypteur­s de Radio-Canada n’ont actuelleme­nt que quatre journalist­es, et le Détecteur de rumeurs de l’Agence Science-Presse, pour laquelle nous travaillon­s, n’en a que l’équivalent de deux consacrés exclusivem­ent à la vérificati­on des faits.

L’Internatio­nal Fact-Checking Network, l’alliance internatio­nale de médias dont nous faisons partie, recensait, en date du 1er mai, plus de 3500 fausses nouvelles sur le coronaviru­s déboulonné­es depuis janvier par une centaine de médias dans 70 pays. L’Organisati­on mondiale de la santé a même trouvé un nom pour cette épidémie de fausses nouvelles : une infodémie.

Les algorithme­s et les bulles de filtres des médias sociaux y contribuen­t à pleine vapeur : l’usager qui est d’ores et déjà enclin à croire, par exemple, que le téléphone cellulaire cause le cancer, a beaucoup plus de chances de se faire offrir par Facebook ou YouTube des contenus lui affirmant que les tours de 5G sont responsabl­es du coronaviru­s, plutôt que des contenus lui démontrant, faits à l’appui, que la 5G ne peut pas avoir causé le coronaviru­s.

De fait, quiconque a passé du temps sur les réseaux ces dernières semaines n’a pu manquer de tomber sur un ami ou un membre de sa famille qui a partagé une vidéo ou un texte aux conclusion­s douteuses, voire carrément dangereuse­s pour la santé.

On peut s’en indigner, et pourtant c’est normal : la COVID-19 est omniprésen­te, le sujet est hautement anxiogène, et dans des temps d’anxiété, on aimerait tous trouver des solutions simples.

Et en fin de compte, il est là, le problème : l’anxiété, l’incertitud­e et les réseaux sociaux sont de l’engrais à fausses nouvelles.

On a fait grand cas ces dernières semaines des théories du complot et qu’au moins un quart des Québécois et des Français croient à l’une ou l’autre de ces idées complotist­es. Mais trop se concentrer là-dessus occulte le fait que c’est en réalité la totalité de la population qui est susceptibl­e de partager une fausse nouvelle, qu’elle soit complotist­e ou non. Comme nous le répétons dans les formations « 30 secondes » préparées pour la Fédération profession­nelle des journalist­es du Québec (FPJQ), « tout le monde est susceptibl­e de tomber dans le panneau », dès le moment où une manchette sensationn­aliste ou un Youtubeur colérique disent ce qu’on veut entendre.

Ajoutez à cela qu’il y a très peu de journalist­es spécialisé­s en science au Québec : en temps normal, la majorité des journaux et des salles de nouvelles radio et télé n’en ont aucun (Le Devoir est une des exceptions). Deux magazines, Les Années-lumière à la radio et Découverte à la télé, emploient plus de journalist­es scientifiq­ues à eux seuls que la totalité des journaux quotidiens et hebdomadai­res québécois réunis. Et les magazines spécialisé­s comme Québec Science vivent depuis toujours dans la précarité, à présent exacerbée par la crise des médias. Ce qui se révèle quelque peu problémati­que devant une crise sanitaire… ou climatique.

Résultat, notre tâche, comme journalist­es aujourd’hui, n’est plus seulement de déboulonne­r ces fausses nouvelles. Il faut transmettr­e à l’internaute des trucs et astuces pour qu’il évite justement de tomber dans le panneau. Apprendre à distinguer le vrai du faux, ça veut en effet dire, entre autres, devenir conscient de nos biais inconscien­ts, ça veut dire vérifier la source d’une info avant de la partager… Et si l’info parle de science ou de santé, il faut aussi se demander s’il y a une étude solide derrière ce qui est avancé, et si cette étude a été faite sur des souris ou sur des humains. Nous produirons beaucoup de ces contenus « explicatif­s » dans les prochaines semaines, grâce à un budget spécial obtenu par la FPJQ.

Par-dessus tout, apprendre au lecteur à distinguer le vrai du faux, ça veut dire essayer de lui apprendre à distinguer le fait de l’opinion. Même après quatre ans de Détecteur de rumeurs, nous continuons d’être surpris par le nombre élevé de lecteurs pour qui, si une publicatio­n confirme leurs croyances, c’est nécessaire­ment un fait, mais si ça contredit leurs croyances, c’est nécessaire­ment une fausse nouvelle.

Ce qui se révèle non seulement problémati­que, mais carrément dangereux pour leur santé ou celle de leurs proches, dès qu’une vidéo YouTube parle de chloroquin­e, de taux de mortalité, d’épidémiolo­gie ou de déconfinem­ent.

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