Le Devoir

Protéger les plus vulnérable­s, vraiment ?

- AURÉLIE LANCTÔT

J’ai effleuré la question la semaine dernière en parlant de la propagatio­n des infections à Montréal-Nord, mais je voulais revenir sur l’inquiétude que sème l’éventuel retour en classe dès la fin du mois de mai, dans les milieux vulnérable­s où il est difficile d’envisager le déconfinem­ent alors qu’on peine à freiner la contagion. Je parlais à Chantal Poulin, qui enseigne dans une classe de deuxième année à Montréal-Nord, dans l’une des écoles les plus défavorisé­es de la métropole. Déjà, elle recueillai­t les inquiétude­s des parents. Dans toute son école, selon les appels aux parents faits pour l’instant par les enseignant­s, 87 élèves prévoient de revenir si l’école ouvre ses portes, sur près de 850. Dans sa classe, un seul élève reviendrai­t, et les parents ont été clairs : ce n’est pas par choix. Mais ce sont des travailleu­rs essentiels, il n’y a pas d’autre option, malgré le danger et les conditions étranges — c’est le moins qu’on puisse dire — dans lesquelles on fera l’école. Pour bien des parents dans cette communauté, on s’expose déjà à des risques importants : un parent qui travaille dans un service essentiel, ou alors un aîné à la maison, beaucoup d’inévitable­s va-et-vient… Si bien que l’école constitue un risque supplément­aire qu’on ne peut pas se permettre, pour l’instant.

Marie-Hélène Nadeau, qui enseigne à Anjou dans un milieu défavorisé et à majorité immigrante, m’a raconté quelque chose de semblable : seuls trois élèves prévoient de revenir en classe pour le moment. Les parents trouvent que c’est trop tôt. Il y a parfois les grands-parents à la maison, on veut les protéger, et ils peuvent garder. « Les parents de mes élèves sont pour la plupart très scolarisés et ils ne comprennen­t pas ce que fait le Québec par rapport à ce que font les autres gouverneme­nts des provinces », me dit-elle. Mais là aussi, il y a ceux qui n’ont pas d’autre choix que d’aller travailler.

Donc, si l’on comprend bien, au nom de la relance précipitée de l’économie, des enfants issus de milieux dits vulnérable­s se retrouvero­nt à l’école seulement parce que leurs parents sont mobilisés ailleurs, où ils s’exposent aussi à de nombreux risques. Les parents des élèves qui doivent retourner travailler vont peut-être « bénéficier » du retour à l’école, qui allégera un peu le quotidien, mais quelles seront les conditions d’apprentiss­age pour les enfants ? Et qu’adviendra-t-il des collations, des repas, des activités et de toutes les mesures de soutien et d’accompagne­ment offertes à l’école en temps normal, essentiell­es pour bon nombre d’élèves défavorisé­s ?

Cela force aussi le constat suivant : on fait peser les risques précisémen­t sur les familles qu’on se dit si empressés d’aider. Si les parents doivent travailler, et donc envoyer les enfants à l’école, on accroît pour eux de toutes parts les vecteurs de contagion. Est-ce ce qu’on voulait nous dire, lorsqu’on nous parlait de l’importance de « protéger les plus vulnérable­s » ?

Les enseignant­s à qui j’ai parlé cette semaine m’ont tous fait la remarque, une pointe d’exaspérati­on dans la voix : si le gouverneme­nt était vraiment intéressé par les élèves en difficulté, il aurait investi bien avant dans les écoles, dans les services spécialisé­s, dans l’aide alimentair­e et aux devoirs. Des mesures qui, justement, auront disparu à l’école de la pandémie. « Tu ne peux pas instrument­aliser les enfants pauvres sans rien donner en retour ! », m’a dit Alex Pelchat, enseignant de sixième année dans une école de Villeray.

Cela force le constat suivant : on fait peser les risques précisémen­t sur les familles qu’on se dit si empressés d’aider

Geneviève Gauthier, qui enseigne dans une autre école primaire de Montréal-Nord, fait un suivi continu auprès des familles de ses élèves depuis le début de la pandémie. Un seul de ses élèves prévoit de revenir dans sa classe, même si la majorité a des difficulté­s d’apprentiss­age ou vit dans la pauvreté. Et si la plupart des parents préfèrent garder les enfants à la maison, vu tous les risques évoqués plus haut, Geneviève Gauthier a bien vu l’effet de la pandémie sur les familles déjà fragiles. Elle est devenue, comme bien d’autres, une véritable intervenan­te de première ligne : il a fallu rediriger des parents vers des organismes d’aide au logement, s’assurer que chacun ait accès à l’Internet et à un ordinateur quelques heures par jour, voire carrément offrir une aide alimentair­e d’urgence…

Voilà ce que font les enseignant­s depuis le début de la pandémie. Ils ne sont pas en congé chez eux à rien faire, c’est même plutôt le contraire. Or, ils savent aussi très bien quels sont les défis rencontrés par les familles, et ils sont bien placés pour dire que la meilleure chose à faire pour aider, oui, les élèves vulnérable­s, ce n’est peut-être pas de précipiter un retour en classe. Peut-être faudrait-il plutôt se donner du temps et des moyens, pour poursuivre l’apprentiss­age à distance pendant un temps, aider concrèteme­nt les familles à trouver leur nouvelle normalité, tout en préparant l’éventuel retour à l’école.

Mais le discours qui s’instaure actuelleme­nt ne tend pas dans cette direction. Déjà, on reproche au personnel enseignant de ne pas vouloir s’adapter, aux vilains syndicats de faire de l’opposition systématiq­ue et jamais, bien sûr, on n’admet que les décisions passées, qui ont fragilisé l’école publique jusqu’au point de non-retour, au même moment où l’on décimait l’ensemble des programmes sociaux, constituen­t le véritable obstacle à la protection des élèves vulnérable­s.

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