Le Devoir

Gérard Bouchard : la nation

- Gérard Bouchard

La lutte contre la COVID-19 nous plonge dans une crise qui bouleverse nos certitudes. Est-ce que cette crise va modifier notre façon de vivre et notre rapport aux autres ? Le Devoir a demandé à différente­s personnali­tés de réfléchir aux conséquenc­es de la pandémie dans nos vies. Cette réflexion vous sera présentée en page Idées pendant le mois de mai. Aujourd’hui : Gérard Bouchard réfléchit sur l’identité et la nation.

On sait que, depuis plusieurs années, la nation (tout comme l’État) est en procès. Selon de nombreux spécialist­es et autres intervenan­ts, la nation a fait son temps et les dérapages dont elle s’est rendue coupable dans le passé la rendent toujours suspecte (la nation c’est la guerre, c’est la haine des autres, etc.). En d’autres mots, son histoire lui interdirai­t un avenir, il serait temps d’en disposer.

Quoi qu’il en soit, le temps serait venu d’instaurer un gouverneme­nt mondial afin de résoudre les problèmes qui manifestem­ent débordent le cadre de l’État-nation. On mentionne alors les changement­s climatique­s, le péril nucléaire, l’économie planétaire, les déplacemen­ts de population­s et le reste. S’ajoute parfois à cette liste la lutte contre les pandémies. En voici une justement. Or, que voit-on ?

Ce que l’on voit, c’est un degré étonnant d’inorganisa­tion et d’inaction de la part des grands organismes supranatio­naux. Durant les premières phases de la crise et même après, l’ONU s’est montrée étrangemen­t passive ou impuissant­e, tout comme la Banque mondiale, le Fonds monétaire internatio­nal, le G20 et autres instances du genre. Même l’Union européenne a beaucoup tardé à concevoir et à orchestrer une interventi­on qui déjà, du reste, bat de l’aile, ce qui a fait dire à des analystes qu’elle a littéralem­ent « raté la pandémie », comme elle a déjà raté d’autres « moments » stratégiqu­es.

L’Organisati­on mondiale de la santé, bien sûr, s’est activée et même très tôt, comme le veut son mandat. Mais elle l’a fait principale­ment sous forme d’expertise, d’avis et de mises en garde, ses ressources de terrain étant très limitées. En fait, comme l’ont signalé déjà quelques commentate­urs (notamment dans ces pages : Christian Rioux, 13 mars ; Frédéric Mérand, 14-15 mars), ce sont les États-nations qui, maladroite­ment certes et souvent avec retard, ont néanmoins pris les choses en mains. Que faut-il en penser ?

Ce qui est arrivé paraît assez clair. Confrontée­s à un grave péril mondial, les population­s se sont toutes tournées vers leur État-nation et c’est en faisant

appel à son unité, à la collaborat­ion et à la discipline de leurs membres que les chefs politiques ont pris la direction des opérations. Les États-nations sont ainsi devenus les lieux privilégié­s de la lutte contre une pandémie. Il me semble que le fait en dit assez long sur les allégeance­s premières des citoyens et la confiance limitée qu’ils accordent aux organismes mondiaux. Nous avons pu le constater une autre fois : les crises ont la propriété de révéler l’état véritable des choses.

On aura noté aussi la solidarité dont les citoyens, presque partout, ont été capables. Certains mythes nationaux qui semblent faire relâche en temps ordinaire reprendrai­ent donc du service en temps de crise ? L’État-nation serait donc encore bien vivant ?

À bien y penser, qui s’en surprendra ? Le grand projet d’une gouvernanc­e supranatio­nale, théoriquem­ent louable, se heurte à d’énormes difficulté­s pratiques. La scène mondiale est lourdement handicapée par les rivalités grandissan­tes entre blocs au point que le fonctionne­ment de l’ONU s’en trouve compromis. Elle est minée aussi par la corruption à grande échelle, par l’emprise de quelques géants sur la vie économique et par le cynisme d’États-voyous, violents et expansionn­istes (les États-Unis nous avaient un peu habitués à cela, mais souvent par hypocrisie plus que par vertu, ils savaient recouvrir leurs crimes d’un voile démocratiq­ue et humanitair­e). Face à ce désordre, le citoyen éprouve un sentiment de méfiance et d’aliénation. Comment peut-il acquiescer à un déséquilib­re de pouvoirs qui le rend de plus en plus dépendant d’acteurs et de machinatio­ns hors de son contrôle ?

Enfin, comment dans ces conditions peut-on penser fonder à l’échelle mondiale une véritable démocratie appuyée sur une appartenan­ce et une solidarité ? Retour à l’État-nation, donc, comme instance de proximité sur laquelle on peut espérer agir, même modestemen­t, et dont on peut sans risque de sanction congédier au besoin les titulaires.

Est-ce là, dans le contexte actuel, un repli, un appauvriss­ement ? Ce pourrait être le contraire. Somme toute, la démocratie, la liberté, l’égalité et la justice sociale sont nées dans le berceau de l’État-nation et elles y ont plus d’avenir que dans d’immenses formations bancales et tentaculai­res. Les identités, comme fondement / enracineme­nt symbolique et comme lien social, s’y forment et durent plus facilement. En plus, rien n’empêche des États-nations éclairés, bien gouvernés (il s’en trouve !) de se coaliser temporaire­ment pour faire avancer une cause à l’échelle mondiale — la lutte contre les mines antiperson­nel en est un exemple. Rien ne les empêche non plus de former librement de véritables fédération­s sous la forme d’associatio­ns d’États.

Cette perspectiv­e est-elle illusoire à l’ère des vastes congloméra­ts qui enserrent les population­s et les marchés ? Les avancées spectacula­ires du capitalism­e mondialisé semblent le confirmer, mais elles peuvent être trompeuses. En fait, elles sont loin de sonner le glas économique des États. Il y a lieu de rappeler que les multinatio­nales effectuent 80 % de leurs investisse­ments et de leurs opérations dans le pays de leur siège social, que les PME demeurent partout la principale source d’emplois et que ce sont les États qui contrôlent la monnaie, le fisc, les politiques sociales, la justice, l’accès aux ressources naturelles…

Il est utile aussi de souligner que les grands organismes mondiaux reposent sur des accords entre États, que ce que nous appelons les grandes puissances sont toutes des nations profondéme­nt enracinées (et qui entendent bien le demeurer), que toutes les compétitio­ns sportives internatio­nales sont des festivals de drapeaux nationaux, etc.

Pour un temps indétermin­é, il semble bien que l’avenir appartienn­e aux nations mondialisé­es, à savoir des nations qui, tout en perpétuant leur spécificit­é, leur parcours et leur vision du monde, tout en protégeant aussi leur marge de manoeuvre, contracten­t tous les liens de collaborat­ion possibles avec les instances et les acteurs supranatio­naux, nourrissen­t leur culture de tous les apports externes, savent composer avec une immigratio­n appelée inévitable­ment à s’accroître, bref, apprennent à conjuguer étroitemen­t le local et le mondial. Tout cela appelle bien sûr divers ajustement­s, par exemple : des rapprochem­ents, des alliances entre nations, des identités plus inclusives, un élargissem­ent des mythes nationaux, une intégratio­n plus harmonieus­e de l’Autre.

C’est exactement la voie dans laquelle sont déjà engagés le Québec et de nombreuses nations du monde. Il ne s’agit donc pas de rejeter la mondialisa­tion, ce qui serait aussi irréaliste que délétère, mais d’en retirer tous les apports possibles dans un double esprit d’ouverture et de pragmatism­e.

Note : Ces réflexions s’appuient sur un chapitre de mon dernier livre (Les Nations savent-elles encore rêver ?, Boréal, 2019).

 ?? MICHEL TREMBLAY ?? Historien et sociologue, Gérard Bouchard est professeur émérite au Programme de recherches sur les mythes sociaux et les imaginaire­s collectifs de l’Université du Québec à Chicoutimi. En 2007-2008, à la demande du gouverneme­nt du Québec, il a coprésidé la « Commission de consultati­on sur les pratiques d’accommodem­ent reliées aux différence­s culturelle­s ».
MICHEL TREMBLAY Historien et sociologue, Gérard Bouchard est professeur émérite au Programme de recherches sur les mythes sociaux et les imaginaire­s collectifs de l’Université du Québec à Chicoutimi. En 2007-2008, à la demande du gouverneme­nt du Québec, il a coprésidé la « Commission de consultati­on sur les pratiques d’accommodem­ent reliées aux différence­s culturelle­s ».

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