Le Devoir

Le directeur de tournée

- PHILIPPE RENAUD COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Parler de culture en tant que secteur industriel peut faire grincer des dents ceux craignant que l’on réduise l’art à des colonnes de chiffres. Ceux-ci révèlent toutefois une réalité économique de poids : l’industrie culturelle emploie environ 178 000 travailleu­rs au Québec, générant des retombées annuelles de près de 9,4 milliards. Or, derrière chaque oeuvre s’active une armée de travailleu­rs de l’ombre dont le métier est aujourd’hui menacé par la crise sanitaire, travailleu­rs auxquels Le Devoir consacre une série. Pour casser la glace, portrait d’Hugues Simard, directeur de tournée. « Durant les premières semaines de la crise, je me faisais la réflexion que c’était comme si j’étais pris en tournée dans un autobus en ce moment, philosophe Hugues Simard. En tournée, t’es avec les mêmes personnes 24 heures sur 24. C’est un peu comme ça que je me sens aujourd’hui — mais pas avec des artistes, avec les enfants. »

Quoique l’allégorie ne soit pas si différente de la réalité d’un directeur de tournée, reconnaît Hugues Simard : « La manière la plus simple de décrire le rôle d’un directeur de tournée serait de dire : gardien d’enfants sur la route. Sa job, c’est de s’assurer que les musiciens n’ont absolument rien d’autre à faire que de donner leurs concerts. Il faut qu’ils aient le moins de contacts possible avec “l’extérieur” ; qu’ils soient confortabl­es dans leur petit monde et qu’ils font ce qu’ils ont à faire. »

C’est le gestionnai­re du quotidien des artistes en tournée, parfois même « le psychologu­e attitré, pour tout le groupe ou pour les individus », surveillan­t le

moral des troupes. « Le directeur de tournée doit être ferme, mais très à l’écoute. Il faut que je sois la personne la plus fiable du voyage — moi, par exemple, je ne bois pratiqueme­nt pas, ce n’est pas ma place pour le faire », estime Hugues Simard qui, ces derniers mois, a travaillé sur les tournées de Lisa LeBlanc, Matt Holubowski, Beyries et planche présenteme­nt sur la planificat­ion de l’éventuelle prochaine tournée internatio­nale du mythique collectif post-rock montréalai­s Godspeed You ! Black Emperor.

Le travail du directeur de tournée pour un projet donné débute un an à l’avance, lorsque les producteur­s de spectacles font appel à ses services en lui soumettant des calendrier­s de tournées. « Je prépare d’abord en amont tout ce qui touche aux trajets, aux horaires d’une journée dans la tournée, explique-t-il. Je m’assure que l’on est bien accueilli [à chaque escale] au niveau technique et humain. »

« En amont, je dois aussi faire le suivi avec les artistes en leur fournissan­t [une semaine ou deux avant le départ] ce qu’on appelle un carnet de tournée, pour qu’ils puissent savoir exactement où on va au quotidien. » En 15 ans de métier, Hugues Simard s’est ainsi constitué un volumineux carnet d’adresses : où loger, où manger, à Philadelph­ie ou à Lyon, il déniche. « On n’est jamais pris au dépourvu en arrivant dans une ville. Et s’il y a des inconnus, je peux toujours contacter un collègue qui fait le même métier ; j’ai toujours une personne de référence dans chaque ville. »

Il est évidemment appelé à régler tous les problèmes pouvant survenir, plus généraleme­nt d’ordre technique, parfois d’ordre personnel : « Pour ceux qui ne connaissen­t pas le milieu de la musique, qui ne connaissen­t pas la vie de tournée, ça peut paraître le fun mais ce n’est pas facile sur le corps, sur la vie sociale, sur la vie de famille. C’est beaucoup de sacrifices », reconnaît Simard, qui passe six mois par année sur la route « et prend aussi des contrats dans l’événementi­el et les festivals locaux, pour passer plus de temps avec la famille. Et, aussi, pour me faire diriger, pour une fois, et pas toujours tout diriger moi-même ».

Retour ardu

Hugues Simard, lui-même un ancien musicien, chanteur pour le groupe hardcore The Fallout Project (deux albums chez Dare to Care en 2003 et 2007), entretient des contacts avec une trentaine de directeurs de tournée du Québec. « Lorsqu’on a trop de travail sur les bras, on s’en refile. On se parle beaucoup entre nous : plusieurs font ce métier, mais peu à temps plein et sur des tournées internatio­nales comme moi. On se connaît et on essaie de se soutenir parce qu’on est tous des travailleu­rs autonomes qui vivent une situation précaire, surtout durant l’hiver. Tout le monde travaille fort le reste de l’année parce qu’on sait que de la mi-décembre à la fin mars, c’est tranquille. »

Pour l’instant, tous ses contrats ont été reportés à l’automne… sans savoir si les mesures de confinemen­t seront alors levées. Hugues Simard n’a aucune idée de la manière dont son métier sera transformé à cause de la COVID-19. « Je n’ai aucune certitude que je pourrais travailler à nouveau avant qu’on trouve un vaccin. Je crois que dans le milieu de la musique, ce sera… difficile. Rencontrer le public, partir en tournée internatio­nale, voyager de pays en pays avec une équipe, rencontrer de nouvelles personnes au quotidien, comment on peut légitimer ça ? Je ne vois pas le jour où je vais pouvoir remettre le pied dans un avion. »

« J’espère que ça va revenir, et vite, parce que ça fait 15 ans que je fais ça et je ne sais pas ce que je pourrais faire d’autre, pour l’instant. Je suis totalement dans le néant. […] Au fond de moi, je ne crois pas que ça va reprendre avant longtemps. Et ça me fait extrêmemen­t peur. Faut pas nous oublier : j’espère que les gouverneme­nts vont comprendre que dans la culture et l’événementi­el, les travailleu­rs de l’ombre, ceux qui ne sont pas des artistes, nous aurons besoin d’aide pendant longtemps. Sinon, nous devrons nous revirer de bord et trouver un autre travail. Et lorsque la crise sera passée, qui va faire notre job ? »

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