Le Devoir

Un trou noir de quatre mois au secondaire

Le ministre donne un coup de barre dans le soutien aux élèves

- MARCO FORTIER

Les 330 000 élèves du réseau public secondaire forment en quelque sorte « l’angle mort de la crise » qui frappe l’éducation, estime la députée Marwah Rizqy

En deux mois de confinemen­t, Esma Khelifa a vu ses deux enfants adolescent­s perdre tout intérêt envers leurs études. Surtout le plus vieux, en quatrième secondaire. Elle sait exactement ce qui a déclenché cette absence de motivation : « C’est quand le ministre de l’Éducation a donné congé aux enseignant­s et aux élèves en leur souhaitant bonnes vacances, au début de la crise », raconte-t-elle d’une voix indignée.

Cette mère de cinq enfants — trois filles au primaire et deux garçons au secondaire — est découragée. Elle admet frôler la dépression, certains jours, en voyant avec impuissanc­e ses enfants perdre le fil de leurs études. Ils se couchent et se lèvent à des heures impossible­s. Et passent leurs journées à jouer à des jeux vidéo.

Son plus grand a signé un contrat pour travailler chez Wal-Mart, vendredi. Il travailler­a 20 heures par semaine. Il n’en pouvait plus d’être confiné dans sa chambre, loin de ses amis. Il s’emmerdait. Il disait être en train de « perdre sa vie ».

La famille Khelifa n’est pas la seule à trouver le temps long, après deux mois de fermeture des écoles. Les 330 000 élèves du réseau public secondaire forment en quelque sorte « l’angle mort de la crise » qui frappe l’éducation, estime la députée libérale Marwah Rizqy.

Elle dit craindre l’émergence d’une « génération COVID » dans les rangs des écoles secondaire­s. Ces jeunes auront manqué près de quatre mois d’école, si on ne compte pas juillet et août, lors de la rentrée de l’automne. Un trou noir de quatre mois dans l’apprentiss­age, la motivation et le moral des jeunes.

« À quoi ça sert, les études ? »

Esma Khelifa se réveille la nuit en imaginant que ses enfants font partie de cette cohorte sacrifiée. L’éducation est une valeur fondamenta­le dans cette famille de l’arrondisse­ment du sudouest de Montréal. Mais en faisant du télétravai­l pour une institutio­n financière, et avec son mari qui reprend son boulot dans l’industrie de la constructi­on, Mme Khelifa n’a pas le temps de superviser l’enseigneme­nt à distance de ses enfants. Pas comme elle le voudrait, en tout cas.

« J’aurais pu enseigner à mes cinq enfants si le ministère et l’école avaient envoyé le signal que l’éducation est une priorité au Québec. Si les écoles avaient eu l’obligation d’offrir du soutien et de l’encadremen­t aux élèves. Mais ce n’est pas ce qui est arrivé », déplore la mère de famille.

L’école FACE, que fréquenten­t les cinq enfants — il s’agit d’une école publique avec les niveaux primaire et secondaire — a pourtant prêté deux ordinateur­s à la famille Khelifa. Deux orthopédag­ogues ont contacté les enfants à quelques reprises. Certains enseignant­s

aussi. Esma Khelifa estime que ce fut nettement insuffisan­t pour stimuler l’intérêt des enfants. Le choc semble toutefois moins brutal pour ses filles de niveau primaire.

« Mes garçons ont besoin d’encadremen­t, raconte-t-elle. Quand le gouverneme­nt a dit récemment que les élèves doivent faire l’école à la maison avec un horaire bien établi, mon plus vieux m’a répondu : "Non, le ministre a déjà dit qu’on est en congé. De toute façon, à quoi ça sert, les études ?" Pour lui, l’école n’est plus obligatoir­e. »

Coup de barre en vue

Le ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, a demandé cette semaine aux écoles secondaire­s de « bonifier » l’encadremen­t pédagogiqu­e des élèves. Les enseignant­s devront fournir aux élèves un plan de travail hebdomadai­re pour leur « permettre de se donner un horaire et une structure de travail », a écrit le ministre.

« Des contacts fréquents, sinon quotidiens, entre enseignant­s et élèves doivent avoir lieu, et une disponibil­ité accrue du personnel enseignant pour répondre aux questions des élèves et des parents est attendue », a-t-il précisé. Les profession­nels (orthopédag­ogues, psychoéduc­ateurs, orthophoni­stes, etc.) doivent aussi offrir une « disponibil­ité accrue » pour les élèves les plus vulnérable­s.

Les directions d’école ont écrit aux parents, dans la foulée de la directive du ministre, pour leur rappeler à leurs devoirs : ils doivent « remettre leurs enfants en mode scolaire », les faire sortir du lit à une heure plus raisonnabl­e, s’assurer qu’ils prennent un bon déjeuner et qu’ils établissen­t un horaire de travail.

Les directeurs sont conscients du défi de donner ce coup de barre après deux mois de flottement. Le plus complexe est de raccrocher les élèves vulnérable­s, qui sont les plus difficiles à joindre par courriel ou même par téléphone, indique-t-on.

La députée Marwah Rizqy estime que le ministère de l’Éducation doit tout faire pour ramener les brebis égarées du secondaire sur le droit chemin. Elle propose des séances de rattrapage par petits groupes sur une base volontaire à la fin de cette année scolaire, jusqu’en juillet s’il le faut, ou avant la rentrée de l’automne prochain — quitte à ramener les élèves en classe un peu plus tôt qu’à l’habitude au mois d’août.

« On ne doit malheureus­ement pas s’attendre à un retour à la normale à l’automne, dit-elle. Tant mieux si ça revient à la normale, mais je pense que tout le monde doit se préparer pour un enseigneme­nt en mode hybride, à la fois en présence et à distance. »

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