Le Devoir

Visite en zone rouge

Récit d’une incursion dans un CHSLD privé où le tiers des résidents ont été infectés

- AMÉLI PINEDA

L’ambiance est loin du chaos décrit dans les dernières semaines. Si ce n’était d’une résidente dont on devine qu’elle a fait partie d’une chorale, l’étage est assez silencieux. Le Devoir a eu un accès inédit à la zone chaude du

CHSLD Émile McDuff à Repentigny, où on a été témoins de la vaillance des travailleu­rs qui tentent de préserver un peu d’humanité à travers cette période d’incertitud­e.

Munis d’une longue jaquette — qui s’avère rapidement très chaude —, d’un masque et d’une visière, nous entrons en zone chaude, après une série d’étapes de désinfecti­on.

Au front depuis que le Québec a été mis sur pause, nous avons suivi des employés qui travaillen­t sans relâche, parfois 7 jours sur 7, pour limiter la propagatio­n de cet ennemi invisible qu’est la COVID-19.

« C’est un virus assez sournois, il est vraiment venu transforme­r nos pratiques du jour au lendemain », confie Audrey Bouchard, directrice des soins infirmiers. Trois des six CHSLD privés du groupe Santé Arbec ont connu d’importante­s éclosions. Le CHSLD Émile McDuff a été le premier.

La direction de l’établissem­ent a donné accès à la zone chaude afin que Le Devoir puisse documenter en images et en mots la réalité du terrain.

« Ce qui est arrivé ici, c’est exactement la même chose que dans les autres CHSLD », souligne Audrey Bouchard. « Mais, on a réussi à ne pas perdre le contrôle », ajoute-t-elle.

Entre des dizaines de caisses de désinfecta­nt Purell et des boîtes de masques et de jaquettes, qui s’empilent les unes sur les autres, on aperçoit la silhouette de Julie Poirier. Comme dans la grande majorité des CHSLD, le manque de personnel représente l’élément qui peut tout faire basculer, explique la coordonnat­rice de site. « Avant la pandémie, c’était déjà un défi pour l’ensemble du réseau de la santé. Ici, heureuseme­nt, on n’a pas eu à gérer des absences massives », indique Julie Poirier.

Au front

La zone chaude se trouve au 3e étage de l’établissem­ent. Audrey Bouchard nous y conduit en empruntant l’ascenseur « souillé », destiné uniquement au personnel de la zone chaude.

Il est environ 15 h 30, c’est l’heure à laquelle se prépare le changement de quart de travail. À la sortie de l’ascenseur, on pénètre d’abord dans une zone froide, devenue le QG des employés au front. Sur les immenses fenêtres du local, un grand arc-en-ciel a été peint.

« Ce qu’on vit actuelleme­nt, c’est du jamais vu. On parle d’un virus qui est hypermorte­l pour notre clientèle et dont le taux de contagion est extrême. Les lignes directrice­s [de la Santé publique] changent régulièrem­ent. C’est l’inconnu tous les jours », résume Julie Salette, infirmière conseillèr­e clinique.

Depuis le 13 mars, cette mère de famille travaille du lundi au dimanche, en moyenne 12 h par jour. « C’est notre pierre angulaire », glisse Audrey Bouchard.

« C’est beaucoup de poids sur mes épaules, des fois c’est lourd, mais je vis au jour le jour », confie Julie Salette, dont le cellulaire ne dérougit pas durant l’entrevue. « Je dois continuell­ement rassurer le personnel », explique-t-elle.

Tout près d’elle, Kim Gingras se prépare à aller soigner les résidents atteints de la COVID-19.

Lorsque les premiers cas ont été confirmés, que l’éclosion se précisait de plus en plus et que le manque de personnel se dessinait, l’infirmière auxiliaire s’est portée volontaire pour être affectée à la zone chaude.

« Je ne pouvais pas nous laisser manquer de bras. Ça fait deux ans que je travaille ici, les soins de nos résidents, j’ai ça à coeur », mentionne-telle. « J’habite avec mon chum, on est tous les deux jeunes et en santé, on n’a pas d’enfants, je n’ai donc pas l’impression de nous mettre en danger », ajoute-t-elle.

Les deux premières semaines d’avril ont été éprouvante­s, avoue Kim Gingras. Au total, 34 des 106 résidents ont contracté la COVID-19. En moins d’une semaine, 18 d’entre eux sont décédés. « C’était l’inconnu, des collègues étaient paniquées, mais quand on a eu du renfort, ça nous a donné le coup de main qu’il fallait pour passer au travers », dit-elle.

C’est que 25 employés sont actuelleme­nt en quarantain­e après avoir été déclarés positifs. Pour les remplacer, du personnel du CISSS de Lanaudière a été déployé sur place.

Parmi ceux-ci, Lara Gohier, qui travaille habituelle­ment comme infirmière à l’hôpital Pierre-le-Gardeur. Consciente que sa présence est venue rassurer et mettre en confiance le personnel du CHSLD Émile McDuff, elle confesse se sentir hors de sa zone de confort. « Si on avait eu le choix, bien franchemen­t, je ne suis pas sûre que je serais venue », confie l’infirmière.

Le décret qui oblige les employés de la santé à renoncer à leurs vacances et à travailler à temps plein commence à peser sur le moral. « On parle beaucoup de la santé mentale des gens qui

C’est un virus assez sournois, il est vraiment venu transforme­r nos pratiques du jour au lendemain

Je ne pouvais pas nous laisser manquer de bras AUDREY BOUCHARD KIM GINGRAS

Si on avait eu le choix, bien franchemen­t, je ne suis pas sûre que je serais venue LARA GOHIER

Le contact humain leur manque, et ça nous manque » aussi FRANCE THIBAULT

sont confinés, mais il y a aussi celle de ceux qui travaillen­t au front, je pense qu’il ne faut pas l’oublier, mentionnet-elle. On en fait beaucoup, mais qu’est-ce qu’on aura en retour ? Veut, veut pas, il faut qu’on préserve notre santé mentale, il faut avoir des vacances, même si ce n’est pas deux semaines, il faut un temps d’arrêt. »

La conversati­on sera interrompu­e par les coups sur la vitre d’une résidente qui a contracté la COVID-19 et qui fait de l’errance.

Au même moment, une équipe de préleveurs du CISSS arrive pour tester cette dame qu’on soupçonne être guérie.

« On a fait une trentaine de tests, on avait terminé notre journée, mais le CISSS nous a texté pour voir si on pouvait en faire un dernier », raconte Benoit Longpré.

À la retraite depuis juillet dernier, cet infirmier a accepté de prêter mainforte pendant la pandémie.

« J’avais vraiment le choix de ne pas travailler si je n’avais pas voulu, mais j’ai toujours aimé aider, alors j’ai dit oui ! » mentionne-t-il.

Le retraité consacre trois jours au dépistage de toutes les résidences de Lanaudière.

« La première fois que je suis venu ici, il y a un mois, j’étais un peu découragé. Ils ont repris le dessus, alors ça donne espoir », dit-il.

Trois infirmière­s ont réussi à asseoir l’aînée qui déambulait dans sa chambre. Nous sommes alors témoins d’une scène empreinte de douceur et de vaillance, devant une femme dont la mémoire fait désormais défaut.

Entonnant Heureux comme un roi, un succès de Robert L’Herbier, qui remonte à 1946, la femme finira par être dépistée par Benoît Longpré, qui espère bientôt lui annoncer qu’elle est rétablie.

Un étage plus bas se trouve la zone tiède. Le « milieu de vie » des aînés y a aussi été chamboulé. Des demi-portes ont été installées devant la plupart des chambres des résidents pour les empêcher de se promener dans le corridor. Ces installati­ons permettent au personnel de toujours avoir un oeil dans la chambre, tout en empêchant les résidents de déambuler dans l’établissem­ent, puisque l’errance est rapidement devenue une des principale­s sources de propagatio­n du virus.

« Au début, on ne voulait pas aller dans des pratiques aussi sévères de confinemen­t, parce que c’est de la contention », confie Audrey Bouchard. Elle insiste, ce ne sont pas des pratiques habituelle­s. « Lorsqu’on est arrivés devant une situation d’éclosion où on avait vraiment un taux de transmissi­on élevé, on a été dans l’obligation de les installer. On devait limiter l’errance, pour éviter la contaminat­ion », souligne-t-elle.

Cette nouvelle frontière affecte le moral des aînés, qui se retrouvent confinés, seuls, pratiqueme­nt toute la journée.

Un résident en profite pour nous interpelle­r. « J’ai 97 ans, ma femme en a 94, et elle se trouve au bout du couloir, mais on ne peut pas se voir ! » explique-t-il.

L’homme confie avoir hâte aux retrouvail­les avec son épouse, avec qui il a partagé les 74 dernières années.

« J’ai entendu le premier ministre dire qu’ils vont permettre les visites aux aînés. J’espère enfin revoir ma femme », glisse-t-il en soulignant le bon travail du personnel.

« Le contact humain leur manque, et ça nous manque aussi », affirme France Thibault, qui travaille dans l’établissem­ent depuis quatre ans.

Elle s’adonne à une tournée collations lorsqu’on la croise dans le corridor. La préposée aux bénéficiai­res est revenue au front après deux semaines d’absence. « J’ai été déclarée positive le lundi de Pâques », raconte France Thibault. Elle confie qu’elle appréhenda­it son retour au CHSLD. « La première chose que j’ai faite, c’est d’aller voir si j’avais perdu des patients. Je savais que j’avais des résidents qui avaient été transférés en zone chaude », explique-t-elle. « J’en ai perdu deux », souffle-t-elle.

La préposée est habituée de côtoyer la mort, mais ce qui l’attriste, c’est de penser qu’ils étaient seuls pour vivre leurs derniers instants. « Être préposée, ce n’est pas un métier, c’est une vocation. On est souvent leur seul contact, ils se confient à nous et s’attendent à ce qu’on puisse être là quand ils en ont besoin », rappelle-t-elle.

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VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR Une résidente atteinte de la COVID-19, surnommée « Mamy », essaie de quitter la zone rouge. Les infirmière­s Kim Gingras et Lara Gohier tentent de la rassurer.
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Au 2e étage, en zone tiède, la préposée aux bénéficiai­res Marie-Darline Brutus-André aide une résidente à s’asseoir dans un fauteuil près de la fenêtre.
1 Au 2e étage, en zone tiède, la préposée aux bénéficiai­res Marie-Darline Brutus-André aide une résidente à s’asseoir dans un fauteuil près de la fenêtre.
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L’infirmiere Lara Gohier avec Minou, un chat mécanique utilisé pour apaiser certains résidents.
3 L’infirmiere Lara Gohier avec Minou, un chat mécanique utilisé pour apaiser certains résidents.
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PHOTOS VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR
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7 À l’entrée de la zone rouge se trouve le QG des employés. Un grand arc-en-ciel a été peint sur les immenses fenêtres du local.
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Hormis l’équipement de protection du personnel qui semble hors de l’ordinaire, la vie suivait son cours.
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En zone froide, où personne n’est atteint de la COVID-19, une animatrice fait faire de l’exercice physique à des résidents.
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Benoit Longpré, du CISSS des Laurentide­s, effectue un prélèvemen­t sur une résidente de la zone rouge afin de déterminer si elle est toujours infectée par la COVID-19.
4 Hormis l’équipement de protection du personnel qui semble hors de l’ordinaire, la vie suivait son cours. 5 En zone froide, où personne n’est atteint de la COVID-19, une animatrice fait faire de l’exercice physique à des résidents. 6 Benoit Longpré, du CISSS des Laurentide­s, effectue un prélèvemen­t sur une résidente de la zone rouge afin de déterminer si elle est toujours infectée par la COVID-19.
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