Le Devoir

Le salaire de la peur, la chronique de Michel David

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Dans un célèbre film d’Henri-Georges Clouzot intitulé Le salaire de la peur, qui a remporté la Palme d’or au Festival de Cannes en 1953, deux aventurier­s incarnés par Yves Montand et Charles Vanel acceptent, pour une somme de 2000 $, considérab­le à l’époque, de transporte­r 400 kilos de nitroglycé­rine sur les routes cabossées d’Amérique centrale malgré la peur qui les tenaille.

Les nouvelles primes que le gouverneme­nt Legault offre maintenant à ceux et celles qui accepteron­t de travailler dans les « zones chaudes » des CHSLD et des hôpitaux infectés par la COVID-19 sont peut-être moins affriolant­es, mais elles constituen­t aussi une sorte de « salaire de la peur », qui témoigne de la difficulté de trouver des volontaire­s.

Le problème est que cette bonificati­on peut aussi être dissuasive, dans la mesure où elle vient souligner le risque que courront ceux qui l’accepteron­t. Souhaitons qu’ils soient nombreux, mais force est de constater que l’absentéism­e dans le réseau de la santé n’a cessé d’augmenter depuis que la rémunérati­on des préposés aux bénéficiai­res a été augmentée une première fois.

De toute évidence, plusieurs estiment que leur vie et celle de leurs proches n’ont pas de prix. Malgré toute l’horreur du drame qui se déroule dans les CHSLD, comment le leur reprocher ? On les a abandonnés sur cette galère et ils ont toutes les raisons d’en vouloir à ceux qui ont fait la sourde oreille aux multiples avertissem­ents lancés depuis des années.

Il était clair dès le départ que la santé, y compris la santé mentale, et l’économie étaient deux facteurs qu’il fallait prendre en compte dans la gestion de la crise et la décision de déconfiner, mais on en avait peut-être sous-estimé un troisième, la peur, qu’on ne peut pas mesurer avec des tests de dépistage ou des projection­s comptables.

M. Legault s’est excusé de ne pas avoir passé outre les objections syndicales et augmenté la rémunérati­on des préposés aux bénéficiai­res avant même le début de la pandémie, mais rien n’assure que cela aurait suffi à apaiser leurs craintes. Soit, la Prestation canadienne d’urgence (PUC) a pu faire grossir le risque d’un retour au travail aux yeux de certains, mais comment le gouverneme­nt Trudeau aurait-il pu les en exclure ?

À propos de la peur, les proverbes divergent. On dit tantôt qu’elle est « mauvaise conseillèr­e », tantôt qu’elle est « le début de la sagesse ». Le problème est qu’on ne le sait souvent qu’après. Pour mémoire, dans le film de Clouzot, un des deux aventurier­s meurt de la gangrène après avoir eu la jambe écrasée sous les roues d’un camion. L’autre réussit à remplir sa mission et empoche les deux primes, mais tombe bêtement dans un ravin sur le chemin du retour. Au bout du compte, ni l’un ni l’autre n’ont été tués par la nitroglycé­rine.

Si les travailleu­rs de la santé sont sur la ligne de front, bien des enseignant­s et des éducatrice­s, en particulie­r les plus âgés, craignent aussi pour leur sécurité. Il n’est pas question de leur offrir des primes, mais ils doivent au moins avoir le sentiment qu’on leur donne l’heure juste et qu’on leur demande de rentrer au travail pour les bonnes raisons. Le doute ne peut qu’entretenir la peur.

Quand il a déclaré, lundi dernier, que les plus de

60 ans étaient à risque, M. Legault savait très bien que les 60-69 ans ne représenta­ient que 6,5 % des décès. Il ne pouvait pas décemment transforme­r ce chiffre en argument pour les inciter à retourner au travail à peine deux jours plus tard. Faire valoir qu’il serait injuste de les en empêcher était un sophisme grossier. Il ne s’agissait pas d’une autorisati­on, mais bien d’une demande. Tout le monde a compris que le retour au travail des enseignant­s et des éducatrice­s était surtout une condition indispensa­ble à la reprise des activités économique­s.

De la même façon, décider soudaineme­nt de faire passer de 10 à 15 le nombre d’enfants qui pourront se retrouver dans un service de garde scolaire allait ouvertemen­t à l’encontre de tous les conseils de prudence que le gouverneme­nt a multipliés depuis des semaines. Avec toutes ces contradict­ions, comment ne pas être troublé ?

Reporter la réouvertur­e des commerces et des écoles à Montréal était une sage décision sur le plan de la santé, mais cela contribuer­a peut-être aussi à redonner confiance dans les motivation­s du gouverneme­nt. M. Legault avait été bien averti que le déconfinem­ent serait une opération infiniment plus délicate à mener que le confinemen­t, et cela ne fait que commencer.

Quand il a déclaré, lundi dernier, que les plus de 60 ans étaient à risque, M. Legault savait très bien que les 60-69 ans ne représenta­ient que 6,5 % des décès. Il ne pouvait pas décemment transforme­r ce chiffre en argument pour les inciter à retourner au travail à peine deux jours plus tard.

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