Enseignement et sollicitude
L’école reprendra dans quelques jours, du moins au primaire et dans certaines régions. Au coeur vibrant de ce vaste dispositif appelé école, on trouve bien entendu les élèves et leurs enseignantes et enseignants. Ceux-ci, comme leur nom l’indique, enseignent. Mais qu’est-ce que cela veut dire, exactement ?
Trois critères
Une personne lève la jambe d’une certaine manière : elle enseigne la danse. Une autre lance un long cri : elle enseigne le théâtre. Une troisième trace des figures sur un tableau : elle enseigne la géométrie.
On pourrait poursuivre indéfiniment cette liste de gestes qui peuvent constituer de l’enseignement. Mais ces mêmes gestes peuvent aussi, dans d’autres cas, ne pas être de l’enseignement. Comment faire la distinction ?
Israel Scheffler (1923-2014) a avancé trois critères permettant de définir l’enseignement.
Il y a pour commencer une intention : celle de faire apprendre ; il y a ensuite un choix plausible de moyen : on peut raisonnablement penser que ce qui est fait pourra en effet faire apprendre ; il y a enfin des limites éthiques qui circonscrivent ce qui est permis et ce qui ne l’est pas.
Tout cela est éclairant et important. Toutefois, il suffit de repenser à sa propre vie scolaire et à ces enseignantes et enseignants qui nous ont durablement marqués pour convenir qu’il manque à cette analyse quelque chose de crucial et qui fait partie de la relation pédagogique.
Un mot s’est justement imposé depuis une trentaine d’années pour aider à décrire tout cela : care, mot anglais conservé en français, ou rendu par sollicitude.
Enseignement et
care
Les grandes théoriciennes (ce sont toutes des femmes…) du care ont longuement décrit cette relation particulière, et à leurs yeux essentielle, notamment en éducation, entre qui fait preuve de sollicitude et qui la reçoit.
Je ne peux entrer ici dans les détails, mais disons que cette relation est faite de choses comme la réceptivité, la reconnaissance mutuelle, le souci de protéger, un sens de l’appartenance à une communauté, une volonté de prendre soin de l’autre, de son bien-être, et de considérer de manière positive son expérience, son point de vue. L’élève qui est l’objet de sollicitude se sent aimé et respecté, est en confiance, sait qu’on agit pour son bien.
Tout cela a donné lieu à bien des réflexions, à bien des débats, mais aussi à un troublant constat. Commençons par toucher un mot des premiers.
On a cherché à préciser ce que ces analyses impliquent pour la gestion de classe et pour la préparation des enseignantes et enseignants, car il est clair qu’elles ont des conséquences sur tout cela.
On a aussi beaucoup discuté de ce que ces idées impliquent pour l’éthique elle-même. Elles invitent en tout cas à ne plus penser l’éthique simplement en règles à suivre, élaborées par un sujet isolé, calculateur et raisonneur.
De manière plus polémique, on a aussi discuté de la question de savoir si — et, dans l’affirmative, comment, et avec quelles conséquences — ces éthiques du care sont genrées, féminines, représentatives d’un rapport des femmes au monde et aux autres. La réflexion d’une importante théoricienne du care en éducation, Nel Noddings, prend en tout cas appui sur la possibilité qu’ont les femmes d’être mères et sur l’expérience de la maternité.
Je ne veux surtout pas entrer dans ce débat ici. Mais tout cela conduit au constat annoncé plus haut : les métiers du care sont souvent, et de manière prépondérante, pratiqués par des femmes et sont trop souvent peu valorisés et mal rémunérés.
Entre autres raisons pour expliquer cela, il y aurait peut-être, parfois, notre difficulté à apercevoir et à correctement valoriser tout ce que ces professions demandent de mettre en oeuvre en matière de responsabilités très particulières, de tensions entre des demandes qu’il faut satisfaire, sans oublier l’épuisement que peuvent causer les efforts pour les satisfaire.
Une spécialiste du care, Fabienne Brugère, écrit ces mots qui ont aujourd’hui une forte résonance : « Il existe bien aujourd’hui une crise du care parallèlement à la crise du capitalisme : le “prendre soin” peut participer totalement d’une société structurée par la référence à l’individu entrepreneur. Il est la condition invisible mais nécessaire du marché du travail. L’entrée dans la compétition économique des uns n’est possible que parce que d’autres assurent tout ce qui relève du soin dans une société : éducation des enfants, soins corporels des personnes dépendantes, travail et bénévolat social. […] Tend alors à se constituer […] une fracture entre le monde valorisé des sujets hautement performants et le monde marginalisé des donneurs et des receveurs de soins. »
On parle beaucoup, en ces heures tragiques, du terrible sort de nos aînés et des inacceptables conditions de travail des gens qui en prennent soin. On n’a pas assez rappelé combien est par plusieurs aspects également désolante la condition enseignante.
Il ne faudrait pas, demain, oublier de revenir sur ce qui fait que cette profession est aujourd’hui beaucoup désertée, insuffisamment valorisée, et qu’on n’offre pas, comme on devrait et pourrait le faire, une formation de la plus haute qualité aux personnes appelées à l’exercer.
Lecture suggérée : L’éthique du « care », de Fabienne Brugère, « Que sais-je ? », Paris, 2017