Le prix de la viande
COVID-19 et nourriture : les éclosions dans les abattoirs nous amèneront-elles à remettre nos choix en question ?
À la fin mars, l’usine d’abattage et de découpe de porcs d’Olymel, à Yamachiche, fermait ses portes pour 14 jours à cause d’une éclosion de COVID-19 entre ses murs. Trois autres de ses usines ont été touchées. Les activités ont repris, mais partout, on a dû ajuster le rythme, ce qui a ralenti l’abattage.
Le 20 avril, c’était l’usine albertaine Cargill qui annonçait sa fermeture temporaire après qu’on y eut détecté plus de 1000 cas de COVID-19. Une employée en est d’ailleurs décédée. Le travail a repris à régime réduit le 4 mai, alors que l’autre abattoir de boeuf le plus important, celui de la firme JBS, est lui aussi au ralenti à cause de la COVID-19. Cela a conduit la chaîne McDonald’s Canada, qui s’approvisionnait auprès de ces deux usines, à tenter de se tourner vers les États-Unis, où la crise est toutefois encore plus grave.
Ces situations ont fait découvrir à beaucoup de gens combien la transformation de la viande, surtout du boeuf, est concentrée dans quelques usines. Et les images de travailleurs découpant les quartiers de viande à la chaîne, serrés les uns contre les autres, ont servi à certains pour insister sur l’achat local et les effets pervers de l’industrialisation de la production alimentaire.
Économiste agricole et vice-présidente, études économiques chez Groupe AGECO, Catherine Brodeur relève que lorsqu’on « parle d’achat local, on pense aux petites infrastructures agricoles, au petit boucher du coin qui découpe lui-même sa carcasse. Cette agriculture fait vivre le terroir, nous fait aimer la bouffe, ce qui est positif, mais la réalité est que le gros de la production alimentaire est une activité industrielle ». Par choix. À la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, raconte-t-elle, on voulait que le secteur agricole augmente sa production et le fasse à moindre coût afin de réduire le prix des aliments pour la population.
L’agroéconomiste Michel Morisset souligne que le passage à une agriculture plus spécialisée est aussi le résultat de choix faits par des agriculteurs désireux d’avoir de meilleurs revenus, de meilleures conditions de travail et les moyens de surmonter l’absence de relève. « Et pour y arriver et faire face à une certaine concurrence, ils ont fait des choix technologiques exigeant que l’entreprise ait une certaine taille », dit-il.
À voir la quantité de viande produite et consommée au Canada, on devine que ces exploitations ne peuvent pas toutes être petites. En 2019, environ 3,3 millions de bovins ont été abattus au Canada dans les établissements inspectés par les gouvernements fédéral et provinciaux. Environ 80 % des bêtes ont été dépecées dans l’Ouest, essentiellement en Alberta (autour de 70 % du total). Dans le cas du porc, plus de la moitié des 21,7 millions de bêtes abattues l’ont été dans l’est du pays, surtout au Québec.
Et on en mange ! Selon les dernières données d’Agriculture Canada, il s’est mangé 34,62 kilos de poulet, 25,4 kilos de boeuf et 21,67 kilos de porc par habitant en 2018. Mais les Canadiens ne mangent pas toutes les coupes de viande, alors on exporte celles que l’on boude et on importe une partie de celles qu’on préfère quand la production locale ne suffit pas, explique Michel Morisset.
Pour transformer toute cette viande et le faire à un prix que le consommateur juge acceptable, il faut des installations sophistiquées et une maind’oeuvre bien formée, ce qui entraîne des coûts fixes élevés qu’on peut seulement éponger par des économies d’échelle, précise Bruno Larue, professeur d’économie agroalimentaire à l’Université Laval.
La crise actuelle a toutefois démontré qu’un choc sur un maillon de la chaîne fait que tous les autres écopent. Des producteurs aux consommateurs, note Michel Morisset. Le producteur ne peut mener son bétail à l’abattage. Il doit continuer à payer pour le nourrir et peut finir par manquer d’espace pour accueillir ses nouveaux bestiaux. Le risque est de devoir vendre des bêtes à perte ou d’en tuer sans pouvoir les faire transformer. À la fin avril, RadioCanada citait des producteurs de porcs du Québec qui craignaient de devoir euthanasier près de 100 000 bêtes si les usines n’arrivaient pas à accentuer le rythme d’ici la fin juin. « À cause de la COVID-19, on est passé d’un embouteillage à un carambolage à l’étape de l’abattage et de la transformation », confie Mme Brodeur, qui ne croit toutefois pas que les consommateurs manqueront de viande, mais qu’ils pourraient la payer plus cher.
Elle ne doute pas que cette crise entraînera des questionnements. « On a poussé au maximum la recherche du bas prix, mais en étant aussi gros, on est peut-être devenus moins résilients qu’on ne le pensait. » Mais elle rappelle que l’industrie a ainsi voulu répondre aux attentes de la population. « En tant que citoyens, on veut une production alimentaire durable et qui est bonne pour l’environnement, mais le consommateur en nous choisit en général le produit le moins cher. Le détaillant s’ajuste en conséquence. »
Et actuellement, il ne faut pas oublier que l’insécurité financière vécue par des millions de citoyens amène ces derniers à chercher des solutions moins coûteuses pour se nourrir, rappelle Bruno Larue.
En tant que citoyens, on veut une production alimentaire durable et qui est bonne pour l’environnement, mais le consommateur en nous choisit en général le produit » le moins cher. Le détaillant s’ajuste en conséquence. CATHERINE BRODEUR