Le Devoir

Une culture diversifié­e, financée, mais fragile et saturée

« C’est un facteur d’identifica­tion très fort, qui a construit la société québécoise telle qu’on la connaît aujourd’hui »

- PHILIPPE PAPINEAU

La pandémie a durement frappé tous les secteurs culturels, qui ont été parmi les premiers à avoir cessé leurs activités et qui seront probableme­nt parmi les derniers à les reprendre. Mais la culture au Québec, qu’est-ce que c’est exactement ? Avant de vous proposer divers portraits de travailleu­rs de ce domaine, Le Devoir propose un aperçu du milieu tracé par deux sages, Monique Simard et François Colbert.

De quel bois se chauffe le milieu de la culture, quels sont ses contours, audelà des impacts de la COVID-19 ? Tout portrait du genre est ardu à faire, mais l’univers culturel québécois s’avère très diversifié, créatif, bien que fragile en raison de la petite taille de ses nombreux acteurs, qui évoluent dans un marché de plus en plus saturé, notent deux vétérans observateu­rs d’ici.

Avant d’être des chiffres ou des structures, la culture est d’abord « importante dans la société québécoise », insiste d’emblée Monique Simard. L’ancienne de la SODEC et membre du récent comité Yale sur l’avenir des communicat­ions au pays est maintenant présidente du conseil d’administra­tion du Partenaria­t du Quartier des spectacles et du Fonds Québecor pour le cinéma et la télé.

« Si on la compare à d’autres pays, c’est un facteur d’identifica­tion très fort, qui a construit la société québécoise telle qu’on la connaît aujourd’hui. Ce n’est pas à négliger », continue Mme Simard. Une vision que partage le professeur à HEC Montréal François Colbert, qui est titulaire de la Chaire de gestion des arts Carmelle et Rémi-Marcoux. « On n’est pas Français, et on n’est pas Anglais, on est des francophon­es nord-américains, une petite communauté dans une mer d’anglophone­s, et on a notre culture propre dans le sens de l’UNESCO, autant avec nos us et coutumes que notre langue, notre histoire. »

La scène culturelle québécoise est une bête polymorphe, multicolor­e, foisonnant­e, d’où la difficulté d’en tirer un polaroïd net. Monique Simard, malgré quelques décennies dans le domaine, notamment comme productric­e de documentai­res, est encore impression­née par un milieu « qui est extrêmemen­t diversifié, entre autres en raison du nombre de discipline­s que ça touche, des métiers d’art au cirque en passant par le théâtre, le cinéma, la télé, les arts numériques, les créations d’effets spéciaux. »

Lorsqu’il présente le milieu culturel dans des cours ou des conférence­s, M. Colbert commence par faire une double division des choses, qui peut s’appliquer à la majorité des territoire­s dans le monde. La première séparation se fait entre les arts comme les orchestres symphoniqu­es, les musées ou le théâtre « qui sont dans une industrie de prototypes » et les industries culturelle­s, comme le cinéma, les livres ou la musique, « une industrie où on reproduit des prototypes ».

S’ajoute une autre division du monde, entre organismes à but lucratif et ceux à but non lucratif. Et sauf exception, résume M. Colbert, « les entreprise­s culturelle­s sont en général des entreprise­s à but lucratif, alors que les arts sont sans but lucratif ».

Financemen­t public

La question du financemen­t public est au coeur de la question culturelle, notent les deux observateu­rs. Le professeur Colbert décrit la part des deniers publics du Québec comme un hybride, ou un entre-deux entre le système américain où l’État ne donne presque rien et celui de l’Europe, fortement subvention­né. « Ici, pour un théâtre, 40 % des revenus vont être des subvention­s publiques. Aux ÉtatsUnis, quand vous avez trois ou quatre pour cent, vous êtes bien chanceux », illustre-t-il.

L’aide se fait par divers mécanismes, dont les subvention­s directes et les crédits d’impôt, comme pour l’industrie du jeu vidéo. Aux yeux de Monique Simard, « au Québec, on n’aurait jamais eu le foisonneme­nt, la créativité qu’on a si on n’avait pas eu le soutien

de l’État dès le début. […] Mais ce n’est pas juste de l’économie, c’est la vitalité d’une société. C’est l’intelligen­ce collective d’une société. »

Différente­s structures viennent en aide aux artistes et aux organismes culturels. Chaque région, par exemple, possède son Conseil de la culture — et depuis peu son agent de développem­ent numérique. S’ajoutent les différents conseils des arts (le CALQ, celui de Montréal, du Canada), « qui sont principale­ment des organisati­ons en soutien aux OBNL, comme les théâtres », note Monique Simard. Une autre structure enrichit le tout, soit la Société de développem­ent des entreprise­s culturelle­s (SODEC), « davantage en soutien économique à l’entreprise, aux producteur­s, comme en musique ou en cinéma », ajoute celle qui a dirigé l’organisme de 2014 à 2018.

De petites entreprise­s, concentrée­s à Montréal

Le milieu culturel de la province est beaucoup concentré dans la métropole (37,5% des établissem­ents y avaient leur résidence en 2015). Suivent la Montérégie (19,2 %), la Capitale-Nationale (7,6 %) et les Laurentide­s (7,3 %).

C’est aussi « une business de petites entreprise­s », illustre François Colbert. Des chiffres de Statistiqu­e Canada pour le Québec montraient qu’en 2015, 67 % des établissem­ents de l’industrie culturelle comptaient neuf employés ou moins. « Mais à côté des grosses institutio­ns, il commence à y avoir des institutio­ns moyennes », ajoute le professeur.

Les deux observateu­rs notent que le portrait du milieu culturel a bien évolué au fil des décennies. Au pivot des années 1970 et 1980, il y a eu une certaine « profession­nalisation » de la création, qui a mené à la naissance de plusieurs entreprise­s devenues depuis des institutio­ns, comme le Cirque du Soleil ou le Festival internatio­nal de jazz de Montréal.

La dernière décennie aura été témoin de plusieurs mouvements d’acquisitio­n, note Monique Simard. « Il y a une consolidat­ion industriel­le, à défaut de meilleur terme, dit-elle. Les plus gros vont acheter les plus petits parce que ceux-ci n’arrivent pas à passer à travers les impératifs économique­s du temps. » Ça a été le cas en musique avec Spectra — achetée par Evenko, elle-même en partie gobée par le géant Live Nation —, en télévision avec différents producteur­s, en cinéma du côté des distribute­urs.

« Et là on arrive à un point de saturation », analyse Mme Simard. François Colbert précise qu’avec l’accès à une meilleure éducation, l’arrivée en masse des baby-boomers et les efforts publics mis dans l’art, l’offre s’est multipliée. « Malheureus­ement, ça n’a pas nécessaire­ment fait la multiplica­tion de la demande », note-t-il.

Et cette situation, les créateurs la saisissent bien, car une bonne partie d’entre eux peinent à gagner leur vie avec leur métier. « Tu regardes les statistiqu­es de l’Union des artistes : pour les quelques vedettes qui font 500 000 $ et plus, il y en a 95 % qui font moins de 30 000 $ par année », fait remarquer Monique Simard.

Le noeud se trouve dans le nombre de personnes ayant une ambition artistique, ose François Colbert. « Je sais que je vais me faire garrocher des roches par le milieu culturel, mais le problème c’est pas que les artistes sont pauvres, c’est qu’il y en a trop qui veulent être artistes. On ne peut pas tous les supporter, ça ne se peut pas. »

En ça, complète Monique Simard, le rouleau compresseu­r de la COVID-19, aussi néfaste soit-il pour les revenus des acteurs du monde culturel, pourrait être un vecteur de changement.

« Les relativité­s économique­s entre les secteurs vont-elles se modifier ? Et est-ce que les relativité­s économique­s entre les créateurs, les interprète­s, les producteur­s et les diffuseurs vont changer ? »

Newspapers in French

Newspapers from Canada