Les nouveaux codes de la variété télévisuelle
C’est la quadrature du cercle du petit écran : comment faire de la bonne variété en temps de pandémie ?
S’il y a une leçon à tirer des bancals événements télévisuels One World :
Together at Home, diffusé le 19 avril sur les grands réseaux américains, et sa réponse Canadian Stronger Together – Tous ensemble présentée le dimanche suivant, c’est le risque de produire une émission de variétés en temps de pandémie. Handicapées par la crise sanitaire, les émissions de variétés à la télévision sont-elles condamnées à abaisser les attentes en matière de qualité technique, de rythme et d’émotion ? Dans ces conditions, peut-on encore offrir de la bonne variété aux téléspectateurs ? Les équipes trimant dur pour nous offrir En direct de l’univers, le samedi soir à ICI Télé, et Une chance qu’on
s’a, le dimanche à Télé-Québec et à TVA, y croient toujours.
D’abord, on sort le public du studio. Ensuite, on respecte scrupuleusement les mesures de sécurité hygiéniques : tous les membres des équipes (réduites) de tournage, en extérieur ou sur un plateau, doivent garder deux mètres de distance entre eux. Du plexiglas est posé partout en régie. Pas question non plus de se passer le micro. On prie enfin pour que nos invités musicaux à distance s’exécutent devant quelque chose de mieux qu’un iPhone. Voilà seulement quelques-uns des problèmes qui ont plombé la variété télévisuelle depuis le début de la pandémie, il y a déjà deux mois.
« Comme je le dis à tout le monde : on est en train de construire un avion en plein vol », illustre Luc Sirois, qui réalisera l’édition spéciale de la fête des Mères d’En direct
de l’univers animée par France Beaudoin samedi soir, sur les ondes radio-canadiennes.
Au Québec, ils ne sont qu’une poignée de réalisateurs spécialisés dans les émissions de variétés. Ils tentent aujourd’hui de résoudre la quadrature du cercle du petit écran : comment éviter les écueils rencontrés par les Américains et les Canadiens ces dernières semaines et offrir un spectacle de qualité ? « On sent dans le milieu beaucoup de volonté », assure le réalisateur Yves Lefebvre qui, jusqu’à récemment, travaillait sur La voix à TVA. « Il faut être créatif pour ne pas que ça ait l’air d’une barouette. Ce que j’ai vu jusqu’à maintenant, ce sont des shows garrochés à la dernière minute, faits avec les moyens du bord. Maintenant que le choc initial est passé, réfléchissons : comment réinventer nos shows pour qu’ils aient plus d’âme ? »
Embûches
Les règles de distanciation physique et d’hygiène posent un problème logistique d’autant plus complexe que personne n’y avait réfléchi auparavant, explique France Beaudoin. « Le respect des normes de sécurité, c’est une chose qu’on tenait pour acquise dans notre métier, si bien qu’on constate aujourd’hui les problèmes lorsqu’ils nous tombent dessus. C’est beaucoup de détails qu’on ne voit pas venir et qui deviennent autant de solutions à trouver. »
Or, selon les réalisateurs consultés, le vrai défi est de parvenir à transmettre une émotion sans pouvoir compter sur son principal levier : l’auditoire en studio, qui réagit à chaud aux prestations. C’est le principal souci de Daniel Laurin, réalisateur d’Une chance qu’on s’a.
« Je suis habitué à travailler sur des productions [Révolution à TVA, entre autres] qui ne remettent pas en question nos réflexes : le public est là, donc il y aura de l’ambiance. En ce qui concerne les concerts-bénéfices pour le déluge du Saguenay, les inondations, la crise du verglas, etc., des projets montés spontanément en un temps record, d’emblée, ces événements se font devant un public et c’est pourquoi ça fait de la grande variété. Ça crée de l’émotion. D’accord, on présentera des artistes et ça générera une réponse émotive. Mais faire de la variété en commençant par éliminer le public, véhicule de l’émotion, c’est difficile. La variété passe par l’émotion, qui se transmet par des échanges entre humains. Si en plus on se dit qu’on doit travailler avec la distanciation… »
Comme bon nombre de Québécois il y a deux semaines, Daniel Laurin était contraint de télétravailler lorsqu’il reçut un coup de fil d’un patron de la boîte Déferlante l’invitant à
une réunion urgente. « TVA voulait me mettre sur un show maintenant qui serait en ondes le 10 mai, pour la fête des Mères. Par contre, s’il y a du montage à faire, il faut que tout soit terminé le mercredi précédent. Spontanément, j’ai dit oui. Faisons du mieux qu’on peut, avec toutes les imperfections qu’il y aura, mais surtout avec l’intention de faire plaisir aux gens. »
Nouvelles conventions
Presque la moitié des 90 minutes d’Une chance qu’on s’a — qui réunira plus de 80 artistes, dont Céline Dion, Jean-Pierre Ferland, Fred Pellerin et Louis-Jean Cormier — auront été préenregistrées. Ces segments seront introduits par six présentateurs se relayant en studio, où sera installé un orchestre pour les autres prestations, le tout étant enregistré en direct. Car l’un des problèmes du grand concert chapeauté par Lady Gaga, estime Laurin, « est que je sentais moins le liant entre les segments. Souvent, en variétés, on a un endroit qui nous ramène, un plateau principal ». C’est l’approche qu’il a privilégiée. « Lorsque tout est enregistré chacun chez soi et qu’on fait un montage de tout ça, ça peut être plus dur d’aller chercher l’émotion. »
Du côté d’ICI Télé, France Beaudoin et Luc Sirois ont tenu mordicus à présenter l’événement en direct comme d’habitude, en profitant de l’expérience acquise lors de l’édition « bricolée » dans l’urgence le 15 mars dernier avec José Gaudet. « Quand on a fait le dernier épisode, on ne vivait même pas encore avec nos présentes conditions, rappelle l’animatrice. Pas de deux mètres de distance. Depuis, les normes ont changé. »
« Il y a aujourd’hui de nouvelles conventions à la télé », observe Luc Sirois. Beaucoup de caméras fixes, de plans en zoom et de mortaises à l’écran. Des invités qui discutent à distance avec un léger délai. « On ne faisait pas ça vraiment avant, sinon en information. Là, on va le vivre à
En direct de l’univers. »
Les normes ont changé, les attentes, celles du public comme celles des équipes sur le plateau, aussi. « On avance là-dedans en toute humilité », dit France Beaudoin, qui concède qu’elle pourrait présenter des segments enregistrés d’avance, « en le disant aux téléspectateurs ». « Mais on a envie d’être là en même temps avec les gens. On veut avoir le feeling du “tout le monde en même temps”, d’être reliés ensemble. Ce sera minimaliste, mais pas forcément de basse qualité. Et puis, il y a quelque chose dans l’imperfection qui rejoint ce que l’on vit tous — c’est aussi ça, les nouvelles conventions. Voir la couette de travers lorsqu’on est dans le salon de Debbie Lynch-White ou entendre un bébé pleurer pendant une entrevue, ce n’est plus grave. »
Daniel Laurin reconnaît aussi revoir ses propres attentes de réalisateur en travaillant sur Une chance
qu’on s’a. « C’est possible de faire un
show de variétés, mais pas comme d’habitude. Le feeling n’est pas le même. Par exemple, si on faisait un spectacle de La voix sans le public, les gens se diraient : “Qu’est-ce qui se passe ?” Les téléspectateurs vont comprendre nos contraintes, mais ils doivent quand même passer un bon moment. »
« On vit une situation exceptionnelle. On décide de faire quand même de la télévision, en espérant que ça plaise aux gens, mais c’est sûr que nos critères [d’évaluation] doivent être différents, dit France Beaudoin. Si on juge une émission de variétés avec les mêmes critères, c’est sûr que ça ne passera pas. »
En direct de l’univers, spécial fête des Mères / Une chance qu’on s’a Samedi, ICI Télé et ICI Musique,
19 h / Dimanche, TVA et Télé-Québec, 19 h 30
Le respect des normes de sécurité, c’est une chose qu’on tenait pour acquise dans notre métier, si bien qu’on constate aujourd’hui les problèmes lorsqu’ils nous tombent dessus. C’est beaucoup de détails qu’on ne voit pas venir et qui deviennent autant de solutions à trouver.
FRANCE BEAUDOIN