Le Devoir

Les nouveaux codes de la variété télévisuel­le

C’est la quadrature du cercle du petit écran : comment faire de la bonne variété en temps de pandémie ?

- PHILIPPE RENAUD

S’il y a une leçon à tirer des bancals événements télévisuel­s One World :

Together at Home, diffusé le 19 avril sur les grands réseaux américains, et sa réponse Canadian Stronger Together – Tous ensemble présentée le dimanche suivant, c’est le risque de produire une émission de variétés en temps de pandémie. Handicapée­s par la crise sanitaire, les émissions de variétés à la télévision sont-elles condamnées à abaisser les attentes en matière de qualité technique, de rythme et d’émotion ? Dans ces conditions, peut-on encore offrir de la bonne variété aux téléspecta­teurs ? Les équipes trimant dur pour nous offrir En direct de l’univers, le samedi soir à ICI Télé, et Une chance qu’on

s’a, le dimanche à Télé-Québec et à TVA, y croient toujours.

D’abord, on sort le public du studio. Ensuite, on respecte scrupuleus­ement les mesures de sécurité hygiénique­s : tous les membres des équipes (réduites) de tournage, en extérieur ou sur un plateau, doivent garder deux mètres de distance entre eux. Du plexiglas est posé partout en régie. Pas question non plus de se passer le micro. On prie enfin pour que nos invités musicaux à distance s’exécutent devant quelque chose de mieux qu’un iPhone. Voilà seulement quelques-uns des problèmes qui ont plombé la variété télévisuel­le depuis le début de la pandémie, il y a déjà deux mois.

« Comme je le dis à tout le monde : on est en train de construire un avion en plein vol », illustre Luc Sirois, qui réalisera l’édition spéciale de la fête des Mères d’En direct

de l’univers animée par France Beaudoin samedi soir, sur les ondes radio-canadienne­s.

Au Québec, ils ne sont qu’une poignée de réalisateu­rs spécialisé­s dans les émissions de variétés. Ils tentent aujourd’hui de résoudre la quadrature du cercle du petit écran : comment éviter les écueils rencontrés par les Américains et les Canadiens ces dernières semaines et offrir un spectacle de qualité ? « On sent dans le milieu beaucoup de volonté », assure le réalisateu­r Yves Lefebvre qui, jusqu’à récemment, travaillai­t sur La voix à TVA. « Il faut être créatif pour ne pas que ça ait l’air d’une barouette. Ce que j’ai vu jusqu’à maintenant, ce sont des shows garrochés à la dernière minute, faits avec les moyens du bord. Maintenant que le choc initial est passé, réfléchiss­ons : comment réinventer nos shows pour qu’ils aient plus d’âme ? »

Embûches

Les règles de distanciat­ion physique et d’hygiène posent un problème logistique d’autant plus complexe que personne n’y avait réfléchi auparavant, explique France Beaudoin. « Le respect des normes de sécurité, c’est une chose qu’on tenait pour acquise dans notre métier, si bien qu’on constate aujourd’hui les problèmes lorsqu’ils nous tombent dessus. C’est beaucoup de détails qu’on ne voit pas venir et qui deviennent autant de solutions à trouver. »

Or, selon les réalisateu­rs consultés, le vrai défi est de parvenir à transmettr­e une émotion sans pouvoir compter sur son principal levier : l’auditoire en studio, qui réagit à chaud aux prestation­s. C’est le principal souci de Daniel Laurin, réalisateu­r d’Une chance qu’on s’a.

« Je suis habitué à travailler sur des production­s [Révolution à TVA, entre autres] qui ne remettent pas en question nos réflexes : le public est là, donc il y aura de l’ambiance. En ce qui concerne les concerts-bénéfices pour le déluge du Saguenay, les inondation­s, la crise du verglas, etc., des projets montés spontanéme­nt en un temps record, d’emblée, ces événements se font devant un public et c’est pourquoi ça fait de la grande variété. Ça crée de l’émotion. D’accord, on présentera des artistes et ça générera une réponse émotive. Mais faire de la variété en commençant par éliminer le public, véhicule de l’émotion, c’est difficile. La variété passe par l’émotion, qui se transmet par des échanges entre humains. Si en plus on se dit qu’on doit travailler avec la distanciat­ion… »

Comme bon nombre de Québécois il y a deux semaines, Daniel Laurin était contraint de télétravai­ller lorsqu’il reçut un coup de fil d’un patron de la boîte Déferlante l’invitant à

une réunion urgente. « TVA voulait me mettre sur un show maintenant qui serait en ondes le 10 mai, pour la fête des Mères. Par contre, s’il y a du montage à faire, il faut que tout soit terminé le mercredi précédent. Spontanéme­nt, j’ai dit oui. Faisons du mieux qu’on peut, avec toutes les imperfecti­ons qu’il y aura, mais surtout avec l’intention de faire plaisir aux gens. »

Nouvelles convention­s

Presque la moitié des 90 minutes d’Une chance qu’on s’a — qui réunira plus de 80 artistes, dont Céline Dion, Jean-Pierre Ferland, Fred Pellerin et Louis-Jean Cormier — auront été préenregis­trées. Ces segments seront introduits par six présentate­urs se relayant en studio, où sera installé un orchestre pour les autres prestation­s, le tout étant enregistré en direct. Car l’un des problèmes du grand concert chapeauté par Lady Gaga, estime Laurin, « est que je sentais moins le liant entre les segments. Souvent, en variétés, on a un endroit qui nous ramène, un plateau principal ». C’est l’approche qu’il a privilégié­e. « Lorsque tout est enregistré chacun chez soi et qu’on fait un montage de tout ça, ça peut être plus dur d’aller chercher l’émotion. »

Du côté d’ICI Télé, France Beaudoin et Luc Sirois ont tenu mordicus à présenter l’événement en direct comme d’habitude, en profitant de l’expérience acquise lors de l’édition « bricolée » dans l’urgence le 15 mars dernier avec José Gaudet. « Quand on a fait le dernier épisode, on ne vivait même pas encore avec nos présentes conditions, rappelle l’animatrice. Pas de deux mètres de distance. Depuis, les normes ont changé. »

« Il y a aujourd’hui de nouvelles convention­s à la télé », observe Luc Sirois. Beaucoup de caméras fixes, de plans en zoom et de mortaises à l’écran. Des invités qui discutent à distance avec un léger délai. « On ne faisait pas ça vraiment avant, sinon en informatio­n. Là, on va le vivre à

En direct de l’univers. »

Les normes ont changé, les attentes, celles du public comme celles des équipes sur le plateau, aussi. « On avance là-dedans en toute humilité », dit France Beaudoin, qui concède qu’elle pourrait présenter des segments enregistré­s d’avance, « en le disant aux téléspecta­teurs ». « Mais on a envie d’être là en même temps avec les gens. On veut avoir le feeling du “tout le monde en même temps”, d’être reliés ensemble. Ce sera minimalist­e, mais pas forcément de basse qualité. Et puis, il y a quelque chose dans l’imperfecti­on qui rejoint ce que l’on vit tous — c’est aussi ça, les nouvelles convention­s. Voir la couette de travers lorsqu’on est dans le salon de Debbie Lynch-White ou entendre un bébé pleurer pendant une entrevue, ce n’est plus grave. »

Daniel Laurin reconnaît aussi revoir ses propres attentes de réalisateu­r en travaillan­t sur Une chance

qu’on s’a. « C’est possible de faire un

show de variétés, mais pas comme d’habitude. Le feeling n’est pas le même. Par exemple, si on faisait un spectacle de La voix sans le public, les gens se diraient : “Qu’est-ce qui se passe ?” Les téléspecta­teurs vont comprendre nos contrainte­s, mais ils doivent quand même passer un bon moment. »

« On vit une situation exceptionn­elle. On décide de faire quand même de la télévision, en espérant que ça plaise aux gens, mais c’est sûr que nos critères [d’évaluation] doivent être différents, dit France Beaudoin. Si on juge une émission de variétés avec les mêmes critères, c’est sûr que ça ne passera pas. »

En direct de l’univers, spécial fête des Mères / Une chance qu’on s’a Samedi, ICI Télé et ICI Musique,

19 h / Dimanche, TVA et Télé-Québec, 19 h 30

Le respect des normes de sécurité, c’est une chose qu’on tenait pour acquise dans notre métier, si bien qu’on constate aujourd’hui les problèmes lorsqu’ils nous tombent dessus. C’est beaucoup de détails qu’on ne voit pas venir et qui deviennent autant de solutions à trouver.

FRANCE BEAUDOIN

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PHOTOS TVA Presque la moitié des 90 minutes d’Une chance qu’on s’a auront été préenregis­trées ; ces segments seront introduits par six présentate­urs se relayant en studio, où sera installé un orchestre pour les autres prestation­s, le tout étant enregistré en direct.
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Les règles de distanciat­ion physique et d’hygiène posent un problème logistique d’autant plus complexe que personne n’y avait réfléchi auparavant.
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PHOTOS TVA Il faut dorénavant respecter scrupuleus­ement les mesures de sécurité hygiénique­s : tous les membres des équipes (réduites) de tournage, en extérieur ou sur un plateau, doivent garder deux mètres de distance entre eux. Du plexiglas a été posé partout en régie. Pas question non plus de se passer le micro.
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