Mordre dans des monuments, sur fond d’horizon brouillé
Rencontre avec trois solistes qui voient une pandémie menacer l’envol de leur début de carrière
Ils ont de 27 à 30 ans et sont au début d’une prometteuse carrière. Soudain tout s’arrête. Comment la soprano Magali SimardGaldès, le pianiste Charles Richard-Hamelin et le violoncelliste Stéphane Tétreault vivent-ils frustration et confinement ?
« Je me suis demandé ce que je pouvais faire de bien difficile pour me motiver et garder la flexibilité et l’étendue de la voix. Tant qu’à avoir possiblement un an à ne presque pas chanter, j’apprends Lulu de Berg. C’est une chance que je ne retrouverai peut-être jamais de pouvoir mordre dans un monument. Après une dizaine de pages par jour, j’ai le cerveau en bouillie », dit Magali SimardGaldès, récente vedette de Written on
Skin à l’Opéra de Montréal, histoire de nous motiver pour les temps de déconfinement où nous pourrons peut-être un jour juger sur pièces les fruits de ce titanesque travail dans un rôle intimidant.
Pour oublier la morosité des nouvelles planétaires, Charles RichardHamelin a, lui, trouvé un « havre de paix ». « J’ai joué un peu les dernières sonates de Beethoven. Je ne m’étais jamais vraiment mis là-dedans. Mon Dieu ! On est vraiment complètement ailleurs ! » À ce compte-là, vous vous douterez bien que le violoncelliste Stéphane Tétreault ne se contente pas de vérifier jusqu’à quel point il peut maîtriser la Symphonie concertante de Prokofiev. « Oui, en plus de Prokofiev, il y a les suites de Bach. Je n’en suis pas à un mouvement par jour, comme Gautier Capuçon, mais cela va peut-être venir. »
Le petit coussin
Ces trois jeunes étoiles québécoises de la scène musicale ont toutes eu le réflexe résumé par Charles RichardHamelin : « Travailler des oeuvres que je ne veux pas forcément jouer sur scène ». L’idée de s’intéresser spécifiquement à de jeunes artistes en ces temps difficiles nous a été soufflée par le pianiste français Philippe Cassard, l’un des premiers à n’avoir pu s’exprimer à Montréal, puisqu’il est retourné à Paris sans avoir pu donner ses trois concerts Beethoven à la salle Bourgie, du 13 au 15 mars.
« Vous imaginez ce que peut ressentir
On essaie de continuer à produire des vidéos, car on veut propager notre bonheur de faire de la musique, propager l’amour de la musique et l’amour tout court. On a démontré que l’on consomme de la culture plus que jamais, car c’est un baume au coeur. On ne fait pas cela pour l’argent, mais pour la passion pour l’art.
STÉPHANE TÉTREAULT
Je me suis demandé ce que je pouvais faire de bien difficile pour me motiver et garder la flexibilité et l’étendue de la voix. Tant qu’à avoir possiblement un an à ne presque pas chanter, j’apprends Lulu »
d e Berg.
MAGALI SIMARD-GALDÈS
Je peux vivre un peu sans revenus constants. Mais la situation est plus inquiétante pour mes collègues musiciens d’orchestre en région, à Laval, a » u Métropolitain.
CHARLES RICHARD-HAMELIN
et éprouver actuellement un jeune musicien en début de carrière ? Nous autres, vieux crocodiles, avons la plupart du temps ce que j’appelle un petit matelas de sécurité qui nous permet de faire face à cette crise sanitaire prolongée. Mais quid des jeunes qui viennent de s’endetter pour acquérir un violon, un alto, un violoncelle pour les 30 ans à venir ? » nous écrivait récemment Philippe Cassard, 57 ans.
Stéphane Tétreault bénit le ciel de ne pas avoir eu à s’endetter pour son instrument. « Certains de mes amis ont dû le faire et c’est une période terrible. Les dépenses courent. » Stéphane vit sur son « petit coussin » financier, tout comme Magali, grâce à son engagement à l’Opéra de Montréal. « Si Written on Skin avait été annulé, cela m’aurait mis dans une situation très fâcheuse. » Charles donne des concerts depuis cinq ans. « Je peux vivre un peu sans revenus constants. Mais la situation est plus inquiétante pour mes collègues musiciens d’orchestre en région, à Laval, au Métropolitain. »
Les uns et les autres ont dû faire le deuil de projets importants : Magali enchaînait notamment avec La chauvesouris à l’Opéra de Québec, Stéphane est très occupé dans les festivals et Charles devait donner son premier récital dans l’emblématique salle du Wigmore Hall de Londres.
Et si la beauté pouvait sauver le monde ?
Chacun des artistes utilise donc cette période pour travailler. Magali teste les confins de sa voix : « Il faut profiter de ces journées pour travailler sur une voix fraîche. Je peux expérimenter certaines choses, car je sais que si je pousse trop l’aigu, ça me prend quelques jours pour m’en remettre. » Charles s’affranchit de son répertoire habituel : « Je profite de ma première grosse pause depuis cinq ans sans hôtels, avions et stress des concerts. Un concertiste occupé ne travaille pas des partitions qu’il ne joue pas. Cette période est vraiment bien pour changer d’air : j’ai joué du Medtner, du Brahms, du Couperin, un peu de Ravel. »
Tous sont assez pessimistes sur le retour en scène. « Je vois mal comment jusqu’à Noël cela pourrait reprendre avec l’Europe », dit Charles, dont la tournée au Japon fin août, début septembre n’est pas encore annulée, mais qui se protège d’un excès d’optimisme. « Comment voleront les avions commerciaux ? Et même si la situation au Japon est meilleure, si je dois être en quarantaine là-bas… » Des concerts de Stéphane en septembre ont été annulés. Magali a un contrat à l’automne aux États-Unis avec l’Opera Lafayette. « Ce sont de petites salles. Ce n’est pas encore annulé. Mais si je devais chanter à la salle Wilfrid-Pelletier, je me dirais que cela ne se peut quasiment pas qu’ils rouvrent des salles de 3000 places… » Son engagement de janvier 2021 en Europe a déjà sauté, car l’institution présentera le programme supprimé ce printemps.
« On avait nos rêves, on commençait à travailler, et tout d’un coup tout est sur pause », résume Stéphane. Dans cette perspective, Charles pense à son collègue et ami Eric Lu, 4e du concours Chopin 2015. « Eric a gagné le concours de Leeds il y a un an et demi. Il est au coeur du début de sa carrière avec plein de concerts. C’est comme si, pour moi, cette pandémie avait eu lieu en 2016-2017, au moment où l’on m’offrait de grands tremplins et où je devais montrer que mon 2e prix du Concours Chopin n’était pas un hasard ou un coup de chance. À présent, dans certains milieux au Canada, en Europe et en Asie, avec les gens qui sont venus m’écouter, je suis déjà un peu établi. Je suis donc un peu chanceux dans le malheur. »
Charles n’est pas présent sur Internet depuis son salon. « J’admire mes collègues qui partagent leur musique, comme Marc-André Hamelin. Je n’ai pas encore ça en moi, mais je vais bien avoir envie de remonter sur scène à un moment. » Stéphane aussi est marqué par ce phénomène des vidéos et par la place prise par l’art. Il évoque la mémoire de la juge AnneMarie Trahan, mécène bien connue et figure flamboyante du monde musical, décédée en juillet dernier. « Sa citation préférée était cette phrase de Dostoïevski : “Et si la beauté pouvait sauver le monde ?” Elle me répétait cela tellement souvent. Je ne peux vous dire à quel point je pense à cela depuis le début de la pandémie. »
« On essaie de continuer à produire des vidéos, car on veut propager notre bonheur de faire de la musique, propager l’amour de la musique et l’amour tout court, poursuit Stéphane. On a démontré que l’on consomme de la culture plus que jamais, car c’est un baume au coeur. On ne fait pas cela pour l’argent, mais pour la passion pour l’art. »
Quand il se projette dans l’avenir, les effets pervers de la générosité le troublent. « La consommation de la culture est exponentielle alors qu’on le fait gratuitement. Mais quand on veut écouter un film, en ce moment, Netflix n’est pas gratuit. C’est intéressant de voir où cela nous mène. C’est beau de voir le partage, la propagation des valeurs, mais il y a peut-être un piège. Quand nous allons revenir devant un public ou non, ou devant un public réduit, avec des concerts à deux mètres de distanciation diffusés en ligne en direct, va-t-on s’attendre à ce que cela soit toujours gratuit parce que ça l’était jusqu’à présent ou va-t-il y avoir un marché comme dans le modèle du Philharmonique de Berlin ? »
Alors que le « monde ancien » semble presque irréel, Stéphane Tétreault considère que « beaucoup d’inconnues minent le milieu culturel ». « Yannick Nézet-Séguin l’a d’ailleurs très bien formulé dans Le Devoir.
Cette zone grise perpétuelle nous affecte beaucoup. L’important est évidemment de sauver des vies, je le comprends à 100 %, mais ce serait bien de ne pas toujours garder le monde culturel dans le silence. »