Le Devoir

Le temps, c’est du temps

Gérard Amicel et Amine Boukerche décortique­nt l’obsession de la valeur du travail

- ENTREVUE CAROLINE MONTPETIT LE DEVOIR

Pourquoi les infirmière­s sont-elles moins bien payées que les banquiers ? Cette question, qui prend tout son sens dans la crise sanitaire actuelle, et dans la pénurie de personnel de santé qu’elle provoque, est au coeur du dernier livre de Gérard Amicel et Amine Boukerche, Autopsie de la valeur travail. Avons-nous perdu tout sens de l’effort ?, aux Éditions Apogée. En fait, leur livre s’est entre autres inspiré d’une théorie mise en avant

par David Graeber dans le livre Bullshit Jobs : A Theory. Le constat est préoccupan­t. « Dans le capitalism­e contempora­in, la valeur économique d’un emploi est inversemen­t proportion­nelle à sa valeur sociale, lit-on. En d’autres termes, “plus votre boulot rend service et bénéficie aux autres — donc plus vous créez de valeur sociale — moins vous êtes payé pour le faire” ». Cité par Amicel et Boukerche, Graeber donne l’exemple du Royaume-Uni, où, durant la même période, les infirmière­s et le personnel des urgences ont vu leur salaire baisser alors que celui des banquiers n’a cessé d’augmenter.

« Prenons les métiers liés à la propreté, écrivent encore Amicel et Boukerche. Socialemen­t, ils sont déconsidér­és et jugés dégradants. Pourtant, ils sont extrêmemen­t utiles à la société, aussi bien sur le plan pratique que financier. Il suffit d’une grève des éboueurs pour qu’une ville se transforme en dépotoir pestilenti­el qui, audelà des désagrémen­ts, peut devenir problémati­que au niveau sanitaire et faire perdre beaucoup d’argent à la collectivi­té. Pourtant, les salaires qui s’occupent de ce genre de services ne reflètent nullement leur valeur sociale et leur utilité. »

Pour expliquer le phénomène, Amicel et Boukerche plongent dans l’histoire de la valeur du travail, de l’époque des Grecs, qui pratiquaie­nt l’esclavage et méprisaien­t le travail, à nos jours, où le travail est une valeur centrale de la vie. Ils s’attardent notamment sur le Moyen Âge, où le

Le renverseme­nt entre la valeur économique et la valeur sociale du travail est quelque chose qui s’est accentué durant le XXe siècle [...] » On est en train de payer pour cette situation.

GÉRARD AMICEL

concept de « juste prix » a été défendu par l’Église catholique. Ce concept de juste prix, expliquent-ils, entraîne que « la valeur de la chose ne résulte pas du besoin de l’acheteur ou du vendeur, mais de l’utilité et du besoin de toute la communauté ».

Remontant l’histoire des développem­ents de l’économie survenue au cours des derniers siècles, les auteurs citent le philosophe et économiste anglais Adam Smith, considéré comme le père du libéralism­e économique. Dans son Enquête sur la nature et les causes de la richesse d’une nation (1776), Smith défend « la rationalis­ation de la division du travail et la spécialisa­tion de chacun ».

Assujetti au principe voulant que « le temps, c’est de l’argent », l’être humain perd ensuite jusqu’à une certaine liberté de disposer de ses loisirs, voire de ne rien faire.

« La valeur travail s’est imposée au cours de l’histoire récente comme la réalisatio­n sine qua non de toute existence humaine », écrivent les auteurs. Dans ce contexte, le chômage est perçu comme une « catastroph­e existentie­lle » par une majorité de personnes ayant perdu leur emploi.

Étymologiq­uement, le mot « chômage » provient pourtant du latin

caumare, qui signifie « se reposer durant les grandes chaleurs ». Cela signifie donc littéralem­ent « le fait de se prémunir contre la canicule en s’obligeant à l’inactivité, ce qui est, en ce sens, tout à fait justifié », écrivent-ils.

En fait, le livre pose l’éternelle question : doit-on travailler pour vivre ou vivre pour travailler ? « Le renverseme­nt entre la valeur économique et la valeur sociale du travail est quelque chose qui s’est accentué durant le XXe siècle », explique Gérard Amicel en entrevue. C’est le résultat notamment de la financiari­sation de l’économie, portée par le capitalism­e et la course au profit.

« On est en train de payer pour cette situation, dit-il, faisant référence aux pénuries notamment de préposés aux bénéficiai­res et de personnel infirmier. On se rend compte qu’on a sous-payé des gens qui étaient très importants pour la société. »

Selon Gérard Amicel, « notre société libérale contempora­ine a tendance à se présenter comme une société duale, coupée en deux, où se creuse un fossé entre une nouvelle aristocrat­ie, qui sacralise le travail et est extrêmemen­t bien formée et compétente, et une nouvelle plèbe, un sous-peuple » très mal payé.

En guise de réponse à ce déséquilib­re, Gérard Amicel propose en entrevue un « rabattemen­t de la valeur travail » qui pourrait être atteint par une diminution des heures de travail. Cela, croit-il, permettrai­t à davantage de personnes de travailler, tout en permettant à chacun de se pencher davantage sur d’autres aspects de sa vie.

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VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR « Prenons les métiers liés à la propreté, écrivent Amicel et Boukerche. Socialemen­t, ils sont déconsidér­és et jugés dégradants. Pourtant, ils sont extrêmemen­t utiles à la société, aussi bien sur le plan pratique que financier. Il suffit d’une grève des éboueurs pour qu’une ville se transforme en dépotoir pestilenti­el qui, au-delà des désagrémen­ts, peut devenir problémati­que au niveau sanitaire. »

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