Le Japon en apesanteur
Kyoto song de Colette Fellous, un livre en forme de musique obsédante
Il y a quelques années, lorsque Colette Fellous a proposé à sa petite-fille de dix ans de faire un voyage, « pour être ensemble, pour être ailleurs ensemble », l’enfant lui a répondu qu’elle voulait « vraiment » aller au Japon.
Dix ans, c’est encore un peu jeune pour visiter le Japon, non ? Justement, non. Et la petite lui répond qu’elle a « envie d’être encore une enfant pour voir le Japon ».
C’est le point de départ d’un livre résolument atmosphérique. Et le Japon, pour nous, Occidentaux, n’est-il pas affaire d’atmosphère ? Un théâtre ouvert d’ambiances délicates ou contrastées, de sensations rêvées, inconnues et volatiles.
Longtemps productrice à la radio culturelle française France Culture, où elle a notamment piloté l’émission
Carnets nomades, autrice de romans
et de récits (Un amour de frère, Pièces
détachées), Colette Fellous, née à Tunis en 1950, qui avait envie de tout recommencer, a donné à ce livre la forme d’une musique obsédante. Et comme plusieurs de ses livres,
Tokyo song est imprégné de nostalgie pour la Tunisie natale de l’écrivaine. Mais traversé aussi du sentiment de la perte d’une enfance disparue beaucoup trop tôt, comme en fait foi ce viol subi à l’âge de huit ans et qu’elle évoque ici.
Le Japon, justement, sera ce « nouveau pays natal ». Un endroit du monde qui est devenu pour elle à la fois un pays réel et un pays mental. Et en faire un livre n’est-il pas la meilleure façon de le garder en soi, à la fois « invisible et vivant » ? « J’écris pour retoucher, revoir, réparer, rectifier, réajuster, recomposer. J’écris pour que tout change. J’écris pour revenir. Encore et toujours », expliquait-elle dans La
préparation de la vie (Gallimard, 2014). Installée à Kyoto, seule ou avec sa petite-fille, Colette Fellous s’imprègne de l’ancienne cité impériale enchantée de jardins et de temples, là où « la montagne est si proche des ruelles et des maisons, les morts si proches des vivants, le passé si proche de la prochaine saison, la joie si proche de la catastrophe ». Elle y goûte le saké et l’art de la cuisine kaiseki, se laisse envoûter par une pièce de théâtre nō, revisite la finesse éternelle des films d’Ozu et de Mizoguchi.
Un hommage sensible à un certain Japon, empreint de délicatesse et de douceur. Il existe un autre Japon, mais l’écrivaine a choisi de le laisser à d’autres. « Ozu m’avait donné l’envie d’aimer le saké. J’avais dans la tête tous ses films, je les regardais en boucle depuis que j’avais décidé de faire ce voyage, ils étaient composés sur fond de toile de chanvre dès le générique et formaient une grande fresque romanesque qui suivait les saisons. »
Livre autant rêvé que vécu, bulle de temps suspendu (comme l’annonce en exergue un vers tiré des Cent
phrases pour éventails de Paul Claudel, qui a été ambassadeur de France au Japon : « Chut ! Si nous faisons du bruit, le temps va recommencer. »), le Kyoto song de Colette Fellous est un voyage en apesanteur. Une bulle de Japon, mais aussi une bulle d’enfance, avec tout ce que cela comporte d’émerveillement, de gratuité et parfois aussi de douleurs anciennes.
Un livre qu’elle souhaitait « inachevé, irrégulier, poreux, grand ouvert sur le large ». Kyoto song se cherche un peu, il est vrai, mais en se cherchant, il arrive à trouver aussi autre chose : des rencontres, un rire d’enfant, de l’inattendu. N’est-ce pas le propre du vagabondage ?