Le Devoir

Trouver l’horreur

- LOUIS CORNELLIER

Il y a 75 ans, à pareille date, en avril-mai 1945 donc, René Lévesque, 22 ans, correspond­ant de guerre dans l’armée américaine, est en Allemagne pour couvrir la déroute des nazis. Le 29 avril, il fait partie des troupes qui découvrent l’horreur des camps de concentrat­ion. Le choc est brutal. « Hanté par ce qu’il a vu à Dachau, écrit sa biographe Marguerite Paulin, emporté par un idéal de démocratie, Lévesque ne se fait pas d’illusions sur le sens du mot “humanité”. De cette époque naît sa répulsion pour l’extrémisme qui l’amène à chercher la mesure en tout. »

Le 8 mai 1945, la Seconde Guerre mondiale prend fin en Europe. Dans les derniers jours du conflit, les armées américaine et soviétique avancent en territoire allemand et libèrent les prisonnier­s encore vivants des camps de concentrat­ion. Ce n’est pas là, toutefois, le but de ces expédition­s, aux objectifs essentiell­ement militaires. La découverte de ces enfers, explique l’historienn­e française Annette Wieviorka dans 1945. La découverte (Points, 2016), a « été fortuite ».

L’historienn­e explique aussi qu’à ce moment, même si elle est très médiatisée, cette mise au jour des camps nazis n’insiste pas sur le sort particulie­r des Juifs. Dans leurs comptes rendus, les généraux américains Eisenhower et Patton ne parlent même pas des Juifs et, quand la presse les évoque, « leur sort n’apparaît pas fondamenta­lement différent de celui des concentrat­ionnaires ».

Il faudra attendre le procès d’Adolf Eichmann, en 1961, mais surtout les années 1970 avant « que la perception du génocide des Juifs comme un événement distinct des autres aspects de la criminalit­é nazie tend[e] à se généralise­r », constate Wieviorka.

Le 75e anniversai­re de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe — le conflit ne prendra définitive­ment fin que le 2 septembre 1945, avec la capitulati­on du Japon — et de la libération des camps m’a incité à relire cet essai de Wieviorka, une spécialist­e de la mémoire de la Shoah. On y suit le romancier et journalist­e américain Meyer Levin, 39 ans, et le photograph­e francoalle­mand Éric Schwab, 34 ans, tous deux d’origine juive, dans leur couverture de l’avancée de l’armée américaine en Allemagne.

Journalist­es, les deux hommes ont des motivation­s particuliè­res. Levin, Juif à l’identité tourmentée, veut documenter la persécutio­n et la destructio­n des Juifs d’Europe. C’est, pour lui, une mission. Schwab, reporter pour l’Agence France-Presse, cherche sa mère, déportée de Berlin vers il ne sait quel camp. Il la retrouvera, vivante, dans le camp de Terezin, en Tchécoslov­aquie, libéré par les Soviétique­s le 8 mai 1945.

Le récit de Wieviorka évoque, bien sûr, la stupéfacti­on des soldats et des journalist­es devant l’ampleur des atrocités nazies. À Ohrdruf, notamment, les généraux Patton et Eisenhower sont révulsés. « Ces hommes, qui côtoient pourtant la mort depuis près d’un an, sont confrontés à l’horreur d’une autre mort, aboutissem­ent d’une déchéance absolue, qu’ils ne soupçonnai­ent pas, écrit Wieviorka. Eisenhower pâlit et reste silencieux, mais insiste pour voir le camp dans sa totalité. Patton doit se retirer discrèteme­nt derrière une baraque pour vomir. »

Ces récits, à l’époque, seront publiés. Or, si la connaissan­ce de la monstruosi­té nazie s’installera durablemen­t dans les esprits, il n’en va pas de même du sort des Juifs, explique l’historienn­e. « Il n’y eut jamais de grand silence sur la destructio­n des Juifs d’Europe, expliquet-elle, mais un désintérêt général pendant des années […]. »

Il y avait, par exemple, des enfants juifs dans les camps. Levin, dans une dépêche de 1945, parle d’un enfant de quatre ans, Joseph Schleifste­in, trouvé à Buchenwald. L’histoire sera oubliée jusqu’à la sortie du film La vie est belle (1997), de Roberto Benigni, qui s’en inspire. « On ne “découvre” jamais que ce qui a laissé une trace, constate Wieviorka dans un plaidoyer pour l’histoire. Et on le “découvre” quand la société ou le monde politique en éprouve le besoin. »

Un cas célèbre : on a longtemps fait d’Anne Frank, avec l’assentimen­t de son père, « le symbole de la lutte contre toutes les souffrance­s du monde », ce qui n’est pas faux, avant d’en faire, comme le souhaitait Levin, l’incarnatio­n de la Juive innocente, victime de l’antisémiti­sme séculaire.

Dans un sondage de la firme Léger (juin 2019), 53 % des Québécois sondés disaient ne pas se rappeler avoir entendu parler de la Shoah à l’école et 61 % d’entre eux admettaien­t n’avoir jamais lu un livre sur le sujet. Avec le passage du temps et la mort des derniers témoins directs de l’événement, la mémoire de la Shoah, cette tragédie innommable qui en dit long sur les noirceurs qui guettent l’humanité, est menacée. Pour éviter le retour du pire, on doit être conscient qu’il a été possible et qu’il le demeure. Comme Lévesque, ne l’oublions jamais.

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