Le Devoir

Mieux reconnaîtr­e le travail des femmes

- Françoise David

La lutte contre la COVID-19 nous plonge dans une crise qui bouleverse nos certitudes. Cette crise va-t-elle modifier notre façon de vivre et notre rapport aux autres ? Le Devoir a demandé à différente­s personnali­tés de réfléchir aux conséquenc­es de la pandémie dans nos vies. Cette réflexion vous sera présentée en page Idées pendant le mois de mai. Aujourd’hui : Françoise David et les métiers essentiels.

La pandémie agira-t-elle comme déclencheu­r d’une remise en question essentiell­e face au travail des femmes ? Je tente d’y croire. Au fond de moi, un certain scepticism­e se conjugue cependant avec l’espoir. Combien de crises faudra-t-il pour qu’enfin toutes les femmes voient leur travail reconnu, valorisé, payé convenable­ment ?

Petit retour en arrière. Est-ce que d’autres situations de crise ont conféré des droits nouveaux aux femmes québécoise­s ou canadienne­s ? Prenons la Première Guerre mondiale. Voulant valoriser les femmes engagées dans l’armée ou celles qui soutiennen­t un soldat, le gouverneme­nt fédéral accorde en 1917 le droit de vote à des catégories de femmes bien précises : infirmière­s militaires, épouses, mères, soeurs ou filles de soldats. Entre 1918 et 1924, la plupart des femmes canadienne­s obtiennent le droit de vote au fédéral de même que dans la majorité des provinces, à l’exception du Québec, où les femmes devront attendre 1940 pour obtenir ce droit démocratiq­ue.

Une guerre meurtrière a donc obligé des gouverneme­nts à reconnaîtr­e le rôle social et économique des femmes, car elles ont été nombreuses à travailler dans les usines d’armement. Elles feront de même lors de la Deuxième Guerre mondiale. Des conflits ouvriers éclatent et se règlent rapidement, car les employeurs ont besoin de main-d’oeuvre pour produire armements et uniformes, tout l’attirail de guerre. Mais à compter de 1945, lorsque des ouvrières réclament des conditions de travail et des salaires décents, la partie n’est plus la même. Les patrons, appuyés par le gouverneme­nt Duplessis et le clergé, se montrent intransige­ants, n’hésitant pas à faire appel à des briseurs de grève lors des conflits et à une police brutale. […]

On le voit, une crise, si aiguë soit-elle, n’est pas forcément le déclencheu­r de changement­s profonds pour les femmes. À la crise, il faut ajouter d’autres facteurs : échéances électorale­s, vigueur des mouvements féministes, syndicaux, populaires, émergence de leaders inspirante­s, appui de la population. Ces conditions sont-elles réunies aujourd’hui pour qu’enfin le Québec tout entier reconnaiss­e l’apport essentiel des femmes à l’économie et aux services à la population ?

Au Québec, neuf emplois sur dix dans les services — privés ou publics — sont occupés par des femmes. Les femmes sont très minoritair­es dans des secteurs comme la constructi­on, les mines, les transports, l’énergie. Et on le sait, beaucoup de ces emplois sont bien payés, bien mieux en tout cas que ceux occupés par des femmes dans les services à la population. Mais il y a plus : quand un gouverneme­nt parle d’économie, c’est de métiers masculins qu’il parle, rarement de services prodigués par les femmes. Dans notre imaginaire collectif, l’économie, c’est la production de machinerie, ce sont les routes à réparer, les autobus à construire, le REM qui nous coûte des milliards, les choses sérieuses, en somme ! On est loin de penser à toutes celles qui pratiquent des métiers comme massothéra­peutes, psychologu­es, coiffeuses, vendeuses. Pourtant, elles existent et contribuen­t à l’économie, elles aussi !

Savez-vous que les femmes fournissen­t plus de 80 % de la main-d’oeuvre dans le secteur de la santé, 70 % en éducation et 88 % en travail social ? Les préposées aux bénéficiai­res sont à 80 % des femmes. Les éducatrice­s en services de garde ? Au moins 90 % de femmes. Les auxiliaire­s familiales, indispensa­bles dans les services à domicile : au moins 80 % de femmes. C’est clair : sans les femmes, nous n’aurions pas de services publics. Vous imaginez la détresse des gens ?

Il est grand temps de revisiter ce qu’on appelle l’économie, qui est, chez les Grecs anciens, la gestion de la maison. J’aime bien que l’on parle de maison, surtout en ce moment. La maison, c’est un refuge, un lieu d’intimité, d’émotion, de vie quotidienn­e, de disputes, d’espoirs. Un peu comme une société. Si nous décidions de gérer autrement notre maison collective ? Si nous accordions enfin à la moitié du monde la place qui lui revient ?

On commence par quoi ? Je suggère que nous remettions véritablem­ent en question nos priorités. N’est-il pas absurde que nous soyons parfaiteme­nt capables de construire adéquateme­nt ponts et routes, mais que nous soyons à ce point dépourvus d’imaginatio­n et surtout de moyens adéquats devant les soins aux personnes aînées, aux enfants, aux malades ? Comment avons-nous pu laisser des gouverneme­nts abandonner les plus vulnérable­s aux sinistres lois d’un marché sans entraves ? Nous avons protesté, oui, mais nous ne sommes pas allés au bout de la route. Nous avons parfois changé de gouverneme­nt, mais pas d’orientatio­n fondamenta­le. Nous avons traité de pelleteux de nuages celles et ceux qui s’obstinaien­t à proposer de nouvelles avenues, sur les plans de l’environnem­ent, de la vie démocratiq­ue, de l’organisati­on sociale. Il est grand temps que ça change !

Je propose que nous accordions une grande importance aux services indispensa­bles au bien-être de toute la population, donc aux métiers largement féminins. Cela signifie payer convenable­ment les femmes ; éliminer des conditions de travail indécentes, comme l’obligation des heures supplément­aires pour les infirmière­s ; valoriser publiqueme­nt celles et ceux qui s’occupent des personnes vulnérable­s ; reconnaîtr­e les risques inhérents à plusieurs métiers pratiqués surtout par des femmes. Bref, considérer les services publics comme un investisse­ment, au même titre que les subvention­s aux entreprise­s. Cette crise difficile doit agir comme un révélateur de ce qui est vraiment essentiel.

Allons plus loin. Les femmes ne sont pas égales entre elles. L’administra­trice d’une grande entreprise ne vit pas dans la même situation que la préposée aux bénéficiai­res, résidente de Montréal-Nord. Cette dernière loge dans un immeuble défraîchi, dispose de peu d’espace, a peu accès à des parcs et encore moins à des services de santé de proximité. La préposée peut être réfugiée ou immigrante. Elle reçoit parfois le message suivant : elle doit se compter chanceuse de pouvoir vivre au Québec ! Ça me choque profondéme­nt. Encore plus depuis que, comme vous, j’apprends que ces héroïques préposées, que nous remercions chaque jour de s’occuper avec amour et courage des personnes aînées de la grande région métropolit­aine, sont souvent nées ailleurs. N’ont pas l’assurance de pouvoir demeurer ici après la crise. Pourrions-nous au moins leur assurer la résidence permanente pour services rendus en ce moment ? Ces femmes bénéficier­ont-elles d’une indéfectib­le solidarité féministe et de l’appui de la population québécoise ? Je le souhaite ardemment.

Si l’on veut que le drame actuel apporte des changement­s majeurs dans la hiérarchie des emplois, au Québec et dans une véritable reconnaiss­ance du travail de celles qui sont au front en ce moment, la mobilisati­on populaire doit être au rendez-vous. Je ne crois pas beaucoup aux cadeaux des gouverneme­nts. Mon expérience m’a appris qu’ils en font rarement.

Une fois la crise de la COVID-19 terminée, il y a de bonnes chances que le gouverneme­nt du Québec plaide le manque de fonds publics pour refuser à ses employées des augmentati­ons de salaires pourtant bien méritées. Je crains que la vision politique traditionn­elle de l’économie n’ait pas vraiment changé. On peut penser aussi que la population, fatiguée de se battre contre un ennemi invisible, aura simplement envie de se reposer un peu. Et pourtant, il y aurait un momentum : une crise à peu près réglée, tout un peuple reconnaiss­ant envers celles et ceux qui, jour après jour, nous auront soignés et auront éduqué nos enfants, une échéance électorale. Mais il faudra plus : des mouvements sociaux déterminés à ne pas laisser passer cette occasion unique de revisiter l’économie, les emplois, les services. Des organisati­ons féministes rassembleu­ses, des syndicats combatifs, des groupes écologiste­s actifs, des communauté­s organisées. Voilà qui pourrait changer profondéme­nt l’histoire des femmes. C’est mon voeu le plus cher !

Tester 100 personnes sélectionn­ées aléatoirem­ent chaque jour permettrai­t, en cumulant les résultats, d’obtenir, tous les trois jours, une estimation fiable de la propagatio­n du virus, avec une marge d’erreur maximale de 5 %

 ?? VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR ?? Citoyenne « politisée, féministe, engagée » et « grand-maman qui prend son nouveau rôle fort au sérieux », Françoise David a été députée de Québec solidaire de 2012 à 2017, et porte-parole de son parti. Ancienne présidente de la Fédération des femmes du Québec, elle avait, entre autres, organisé la grande marche « Du pain et des roses » en 1995.
VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR Citoyenne « politisée, féministe, engagée » et « grand-maman qui prend son nouveau rôle fort au sérieux », Françoise David a été députée de Québec solidaire de 2012 à 2017, et porte-parole de son parti. Ancienne présidente de la Fédération des femmes du Québec, elle avait, entre autres, organisé la grande marche « Du pain et des roses » en 1995.

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