Le Devoir

Dévoiement de justice

- III MICHAEL FLYNN GUY TAILLEFER

S’il y a un domaine où le président américain a de la suite dans les idées, c’est bien celui de la justice. Pendant qu’on se vide le coeur en dissertati­ons sanitaires sur sa gestion exclusivem­ent intéressée et partisane de la crise du coronaviru­s, l’homme et sa clique poursuiven­t méthodique­ment leur oeuvre de dévoiement du système judiciaire américain. But des manoeuvres : construire autour de ce président un mur d’impunité tout en cimentant l’appui de sa base, nommément l’électorat évangéliqu­e blanc, en vue de la présidenti­elle du 3 novembre prochain.

C’est ainsi que, jeudi dernier, le départemen­t de la Justice, lire plus spécifique­ment le procureur général Bill Barr, a recommandé l’abandon des poursuites criminelle­s contre Michael Flynn, qui fut brièvement conseiller à la sécurité nationale de M. Trump avant d’avoir à démissionn­er, en février 2017, en rapport avec le scandale des manipulati­ons russes dans la présidenti­elle de 2016.

Dans ce scandale compliqué, la décision du départemen­t de la Justice (DOJ, en anglais) est aussi surprenant­e que lourde d’implicatio­ns pour l’État de droit. C’est un revirement qui, à juste titre, donne froid dans le dos au monde judiciaire américain. Surprenant parce que, M. Flynn ayant après tout déjà deux fois plaidé coupable à des accusation­s pour avoir menti aux enquêteurs du FBI, l’abandon des procédures n’a pas de sens sur le plan de l’exercice de la justice. Grave de conséquenc­es parce qu’il s’inscrit dans le continuum des gestes que pose ce président — et de la guerre idéologiqu­e qu’il mène — pour maximiser son pouvoir et ne pas avoir à rendre de comptes.

M. Flynn avait accepté de collaborer avec le procureur spécial Robert Mueller dans l’enquête russe. Ce qu’il pourrait ou aurait pu révéler a toujours rendu le président très nerveux. On comprend facilement que ce dernier a intérêt à le voir s’effacer. Mais aussi sinon plus dérangeant aux yeux de bien des juristes et des procureurs est le fait qu’à l’appui de leur décision d’abandonner tout à coup des poursuites, les bonzes du DOJ ont défendu une thèse conspirati­onniste voulant que M. Flynn ait été au fond manipulé par les enquêteurs du FBI. Et que c’est la preuve faite à nouveau que les enquêtes judiciaire­s sur l’immixtion russe reposent uniquement sur des motivation­s politiques et que le « deep state » est à l’oeuvre contre le peuple américain…

Libéré en février de l’affaire ukrainienn­e, après son acquitteme­nt par le Sénat à majorité républicai­ne, M. Trump n’a de cesse en même temps d’affirmer son « droit légal » de « faire ce que je veux en tant que président ». Ni lui ni du reste le FBI ne sont pourtant au-dessus des lois. On ne dira jamais assez que M. Trump est le symptôme d’un pays qui a mal à sa démocratie.

Grand pourfendeu­r de l’enquête russe, M. Barr est le bras armé de cette idée que le président est au-dessus de tout. Il est un tenant de l’interpréta­tion constituti­onnelle voulant que le pouvoir du président soit pour ainsi dire sans limites. Ultraconse­rvateur catholique, il plaide le fait que les « pères fondateurs » voyaient la religion comme une dimension essentiell­e de la démocratie. Il prône la guerre idéologiqu­e contre « le sécularism­e et le relativism­e moral ». Suivant ses conviction­s, il s’est donc porté, fin février, à la défense des droits économique­s et religieux des manifestan­ts anti-confinemen­t qui sont descendus dans la rue ces dernières semaines.

C’est au demeurant la deuxième fois que M. Barr rend pareil service au patron. Roger Stone, autre proche du président mêlé aux manigances russes, avait vu, en février, sa peine de prison commodémen­t réduite à l’initiative du DOJ et au grand désarroi de l’opposition démocrate.

Il y a le Trump qui utilise la justice à ses strictes fins personnell­es, et puis celui qui la place sous la coupe de son électorat. Ainsi, depuis son arrivée au pouvoir, Donald Trump a fait nommer des juges dangereuse­ment conservate­urs en nombres record — 133 dans les cours de district, 50 en cours d’appel et 2 à la Cour suprême. Rien là qui soit susceptibl­e d’améliorer la qualité d’une justice grevée par ses biais racistes. Et puisque la pandémie sert parfois ses intérêts, il a fait expulser ces dernières semaines plus de 20 000 migrants arrivés à la frontière en vertu d’une loi désuète de mise en quarantain­e remontant à 1893.

Les gentilless­es faites à Roger Stone avaient soulevé un tollé. Et le juge qui préside le procès de M. Flynn se montre hésitant à acquiescer à la requête en abandon des poursuites. Si bien qu’on en fera un test d’indépendan­ce judiciaire. Comment bloquer le chemin à ce président et effacer ses traces ? On n’y arrivera pas sans une mobilisati­on généralisé­e des contre-pouvoirs.

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