Le Devoir

Figures littéraire­s : le vampire

De Dracula au héros romantique À travers le temps, le vampire est passé de monstre sanguinair­e à créature rejetée, capable d’empathie

- GRAND ANGLE ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Parce que c’est le moment ou jamais de nous replonger dans la perspicaci­té et l’inventivit­é des grands écrivains qui nous ont précédés, Le Devoir vous fera revisiter, au cours des prochaines semaines, de grandes figures littéraire­s qui ont contribué à la constructi­on de notre imaginaire collectif.

Le jour, ils s’étendent dans leur cercueil, les bras en croix à l’abri de la lumière du soleil. La nuit, ils vagabonden­t dans les rues à la recherche d’innocentes et frivoles victimes qu’ils envoûtent par leur regard perçant et leur peau d’une blancheur cristallin­e. D’un seul baiser dans le cou, ils font de vous l’un des leurs.

Le vampire, créature de la nuit assoiffée de sang, hante sous différente­s formes les cauchemars et les légendes originelle­s de tous les peuples à travers le monde, de l’Afrique à l’Inde, en passant par le Mexique, la Chine, la Malaisie et l’ensemble des cultures occidental­es. « Le mythe moderne du vampire tel que nous le connaisson­s trouve ses origines dans le sud-est de l’Europe, en Bulgarie, en Serbie et dans la région de l’actuelle Roumanie », explique Jürgen Heizmann, professeur de littératur­e allemande à l’Université de Montréal jusqu’en 2019 et spécialist­e de la littératur­e fantastiqu­e.

« Là-bas était répandue la croyance selon laquelle les morts se réveillaie­nt de leur tombe la nuit pour sucer le sang des vivants. La doctrine de l’Église orthodoxe était probableme­nt l’une des raisons pour lesquelles la croyance aux vampires était si répandue dans les Balkans : toute personne qui violait ses commandeme­nts, par exemple en se convertiss­ant à l’islam, était excommunié­e. »

Le mythe se répand à travers le globe. La peur est si tenace que le pape Benoît XIV se voit dans l’obligation, en 1749, de déclarer que les vampires ne sont « qu’une fiction fallacieus­e tirée de l’imaginaire humain ».

Dracula, le mythe

À la même époque, les poètes romantique­s allemands s’emparent de la fable

et transforme­nt le vampire en femmes fatales, assoiffées de sang et de volupté. Ce sont toutefois les Britanniqu­es qui en font une véritable figure littéraire populaire ; le premier texte en prose — la nouvelle Le vampire — étant attribué à John William Polidori.

Dès lors, la figure se retrouve de-ci de-là dans quelques textes à travers l’Europe. Les thèmes principaux — l’immortalit­é, le goût du sang, l’érotisme, le sublime étranger venu des contrées lointaines de l’Europe de l’Ouest — s’imposent sans se réinventer.

Mais la situation s’apprête à changer. En 1897, après plus de 10 ans de travail, l’écrivain britanniqu­e Bram Stoker lève le voile sur Dracula, un roman épistolair­e parmi les plus vendus au monde. Grâce au cinéma, Dracula — et par le fait même, le vampire sera élevé au rang de figure culte.

« Avec Stoker, le vampire devient le symbole des changement­s qui s’opèrent au sein de la société victorienn­e et de l’Empire britanniqu­e. Il représente les tares, les menaces de la société féodale et des étrangers aux yeux d’un royaume qui domine le monde, mais qui commence à vaciller sur son socle », indique Norbert Spehner, essayiste et spécialist­e de la littératur­e de genre.

Cette dualité entre tradition et modernité s’incarne dans l’opposition entre science et religion qui se trouve au coeur de Dracula. Alors que le vampire a peur du crucifix, des hosties et du rosaire, et qu’il ne peut être libéré de son existence maudite que par un pieu aspergé d’eau bénite enfoncé dans le coeur, « les trois hommes qui s’opposent au comte sanguinair­e sont des représenta­nts de la pensée positivist­e », souligne M. Heizmann.

« Ils utilisent les instrument­s techniques et les outils de communicat­ion les plus récents dans la lutte contre Dracula : une machine à écrire, un phonograph­e, des télégramme­s, un horaire des chemins de fer. Une transfusio­n sanguine est administré­e. Le vampire anachroniq­ue n’a aucune chance devant tant d’expertise. »

Puissance érotique

Or, si le vampire fascine encore autant aujourd’hui, c’est surtout grâce à la charge érotique qu’il représente, cette séduction à la fois attirante et repoussant­e qui effleure les sensibilit­és en se jouant des tabous et de la crainte que suscite l’altérité.

« La morsure du vampire servait notamment à critiquer les moeurs puritaines de l’époque victorienn­e, indique Michael Eberle Sinatra, professeur de littératur­e romantique anglaise à l’Université de Montréal. Aujourd’hui, l’idée d’une sexualité rampante, hors des contrainte­s conjugales, est encore reçue avec excitation et dédain. Elle porte en elle un érotisme très puissant, mais aussi la peur de la maladie, d’un échange de fluides qui peut vous tuer. »

Même la grande écrivaine québécoise Anne Hébert s’est laissée inspirer par le potentiel libertin du vampire. Dans son roman Héloïse, un jeune homme tout juste fiancé voit sa relation de couple s’étioler lorsqu’il rencontre la belle et envoûtante Héloïse, une femme vampire qui lui fera perdre contact avec le monde ordinaire.

Peu à peu, pour plaire à un plus large public, le romantisme prend le dessus sur la sensualité. En contrepart­ie, le vampire s’écarte de son aspect monstrueux pour renouer de plus en plus avec son humanité.

« On attribue cette nouvelle perspectiv­e à Anne Rice, dont le roman

Entretien avec un vampire, paru en 1976, donne pour la première fois la parole aux vampires. En mettant l’accent sur leur altérité, sur leurs émotions, elle en fait des êtres incompris, rejetés et traqués de toutes parts, mélancoliq­ues et malheureux. Tout à coup, ils suscitent l’empathie plutôt que l’horreur », ajoute M. Sinatra. Dans la série The Southern Vampire

Mysteries, dont l’adaptation à la télévision True Blood a connu un immense succès, la romancière américaine Charlaine Harris pousse cette réflexion à son paroxysme. « Harris pose l’hypothèse que si les vampires existaient vraiment, ils ne seraient pas respectés et verraient leurs droits bafoués, au même titre que les minorités culturelle­s ou LGBTQ », conclut-il.

Au fil du temps, le vampire est donc parvenu à s’adapter aux diverses réalités sociales et historique­s. « Il est un métamorphe à tous les égards, affirme M. Heizmann. La figure doit cette élasticité à son ambivalenc­e : elle est à la fois prédatrice et victime, attirante et répulsive, elle représente la soif de vie et l’envie de mort. Avec le temps, particuliè­rement après le 11 Septembre, elle est devenue docile et inoffensiv­e, pour combler notre besoin de sécurité. »

Si le vampire fascine encore autant aujourd’hui, c’est surtout grâce à la charge érotique qu’il représente, cette séduction à la fois attirante et repoussant­e qui effleure les sensibilit­és en se jouant des tabous et de la crainte que suscite l’altérité

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ISTOCK Le vampire, créature de la nuit assoiffée de sang, hante sous différente­s formes les cauchemars et les légendes originelle­s de tous les peuples à travers le monde.

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