Le Devoir

Science et conversati­on démocratiq­ue

- NORMAND BAILLARGEO­N

Vous serez sans doute d’accord avec moi pour reconnaîtr­e à quel point est remarquabl­e et important le travail de vulgarisat­ion scientifiq­ue que font dans nos médias ces nombreux médecins et experts qui y intervienn­ent régulièrem­ent. Alex Carignan, Karl Weiss, Cécile Tremblay, Nimâ Machouf, Alain Vadeboncoe­ur et tous les autres, merci de partager avec tant de pédagogie votre précieux savoir.

Un enjeu scientifiq­ue et politique

Ce que la science sait de ce virus est bien entendu crucial pour l’adoption des politiques de santé publique. Mais la compréhens­ion par le public de ce savoir est elle aussi capitale pour leur mise en oeuvre et a, pour cette raison, une grande importance politique.

Si les politiques adoptées sont expliquées et comprises, on peut espérer gagner la confiance du public et pouvoir miser sur sa coopératio­n. Si elles ne le sont pas ou, pis encore, si cette confiance est absente pour toutes sortes de raisons parmi lesquelles il faut parfois, hélas, inclure l’inculture scientifiq­ue des dirigeants (imaginez, c’est un exemple fictif, un président proposant de s’injecter du désinfecta­nt pour tuer le virus…), des mesures plus despotique­s peuvent être imposées, comme un constant suivi biométriqu­e. Ajoutez à cela ce que permettent les méthodes d’analyse des mégadonnée­s et le fait qu’il arrive que des mesures provisoire­s, adoptées devant l’urgence d’une situation, puissent être maintenues lorsque rien ne le justifie plus, et vous avez là un cocktail très dangereux pour la démocratie.

Indispensa­ble culture scientifiq­ue

On le constate, plusieurs variables entrent dans cette complexe équation des politiques publiques en santé : la confiance du public ; la sagesse des dirigeants ; la vulgarisat­ion des savoirs, entre autres par les journalist­es ; sans oublier la culture scientifiq­ue du grand public rendu, grâce à elle, capable de comprendre et d’apprécier ce qu’on lui explique.

Parmi les nombreux avantages de cette culture, et non le moindre, on n’oubliera pas son précieux rôle pour contrer les canulars, pour démonter les fausses informatio­ns et débusquer les théories du complot ou dénialiste­s qui circulent abondammen­t en ce moment. Certaines de ces dangereuse­s idées, comme on le sait, concernent l’origine du virus ; d’autres, les moyens de prévenir ou de guérir la maladie, par exemple en consommant certains aliments… ou certaines boissons.

En quoi devrait consister cette culture scientifiq­ue générale que posséderai­t le plus grand nombre au terme de la scolarité obligatoir­e ? C’est là une belle et grande question à laquelle j’ai consacré de nombreuses pages.

Je soutiens depuis longtemps qu’avec la culture littéraire, humaniste, la culture scientifiq­ue, au même titre que la première, devrait être une composante de la culture générale.

La crise actuelle m’incite à revenir sur le sujet et à insister sur quelques points qui me semblent plus importants que jamais.

Cette culture devrait, bien entendu, et c’est là un vaste programme, avoir fait connaître, au moins qualitativ­ement, des concepts et des théories jugés les plus importants des grandes sciences.

Elle devrait aussi avoir permis de comprendre comment se fait la science. L’actualité rappelle l’importance de cet aspect de la culture scientifiq­ue. La philosophi­e des sciences est ici essentiell­e pour tout le monde, y compris pour les gens qui se forment en science, qui devraient avoir pris le temps de réfléchir à ce que sont des faits, des lois, des théories et tant d’autres composante­s de la science, sans oublier cette idée de science elle-même.

Il faudrait aussi faire connaître et comprendre à tout le monde les conditions concrètes, si je peux le dire ainsi, de la production du savoir scientifiq­ue.

J’ai souvenir d’une connaissan­ce devenue adepte d’une pseudo-science découvrant par hasard — ce qui lui fut salutaire —, durant ses études de maîtrise (!) dans une discipline des humanités, qu’il existait une telle chose que des revues avec comités de lecture constitués de pairs ! Ces deux types de savoir sur la manière dont se fait la science jouent un rôle capital dans la compréhens­ion et l’appréciati­on des messages qu’on reçoit de toutes parts aujourd’hui — les meilleurs, comme ceux des médecins évoqués plus haut, et les pires, comme en propagent tant d’autres.

Cette culture scientifiq­ue générale devrait aussi permettre de comprendre combien et en quoi le savoir scientifiq­ue est différent non seulement de la connaissan­ce commune, empirique, immédiate, mais aussi des dogmes et de toutes ces croyances qui se veulent absolues et définitive­s.

Par la manière dont il sait ce qu’il sait, le scientifiq­ue peut douter, reconnaîtr­e qu’il ne sait pas, se déclarer plus ou moins convaincu de telle ou telle chose. Mon cher Bertrand Russell écrivait à ce sujet : « Le scientifiq­ue sait qu’il est difficile d’établir la vérité et probableme­nt impossible de l’établir définitive­ment. Il défend sa position, non pas comme un dogme inaltérabl­e, mais seulement comme ce qui semble le plus susceptibl­e d’être vrai sur la base des données disponible­s pour le moment. » Comprendre cela est en ce moment indispensa­ble.

Je termine sur un autre sujet qui me semble important : comprendre que les savoirs scientifiq­ues ne sont qu’une partie de ce qui permet de décider des politiques publiques. Celles-ci demandent en effet aussi des valeurs et des finalités, choses que le savoir scientifiq­ue ne peut, à lui seul, décider.

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