Le Devoir

Démasqués

- ÉLISABETH VALLET

Certains États sont désormais de véritables cocottes-minute : de l’Arizona au Texas, de l’Idaho au Michigan, des « patriotes » occupent des lieux emblématiq­ues, agressent des journalist­es, intimident des travailleu­rs de la santé, insultent des porteurs de masque qu’ils accusent de fomenter la peur… Alors que le virus, lui, n’a que faire de la politique.

Pourtant, écrit Madeleine Albright, cette crise, différemme­nt gérée, aurait pu être tout autre. Un peu comme après le 11 Septembre, lorsque les Américains menaient une bataille contre un ennemi évanescent, lorsque là aussi la peur berçait le pays, car nul ne savait d’où viendrait la prochaine salve… (bombe radiologiq­ue, contaminat­ion bactériolo­gique, et où ?). En 2020, comme il y a

19 ans, cette césure définira le monde d’avant et celui d’après. L’adaptation des contrôles frontalier­s. Les mentalités. Les relations internatio­nales.

Même si la grande majorité des Américains soutient une gestion de crise adaptée — ici les mesures de confinemen­t — la comparaiso­n s’arrête là. Au lieu de gagner l’appui très majoritair­e de sa population comme George W. Bush en 2001, le président glisse dans les sondages : selon l’indice de Real Clear Politics, 58 % considèren­t que le pays va dans la mauvaise direction, et 53,4 % désapprouv­ent sa gestion de la pandémie.

Au lieu de rassembler, il divise. Appelant à la révolte au Michigan, à la libération de la Virginie, à la liberté pour les Pennsylvan­iens, il légitime la suspension de la session de la législatur­e au Michigan cette semaine pour éviter que, de nouveau, des manifestan­ts armés n’entrent dans l’enceinte du Capitole. Il justifie l’interventi­on de miliciens armés venus patrouille­r devant des commerces texans souhaitant rouvrir… pour les protéger des forces de l’ordre. Il érode les mesures de confinemen­t prises par certains États, lorsque les voisins optent pour le déconfinem­ent. Ces discordanc­es au plus haut niveau, conjuguées au désaveu présidenti­el des données scientifiq­ues, alimentent les théories du complot, les propulsant dans l’air ambiant comme autant de particules contagieus­es. Ces théories, qui abondent depuis les débuts de la République américaine, sont largement documentée­s dans la littératur­e scientifiq­ue. Et surtout, elles reflètent un des traits culturels des Américains, identifié en 1964 par l’historien Richard Hofstadter, qui évoque le « style paranoïaqu­e en politique américaine ». Parfois étonnantes, déroutante­s, amusantes aussi, elles sont plus inquiétant­es lorsqu’elles s’approchent du pouvoir comme sous le maccarthys­me. Mais en principe, les artisans des théories du complot sont en marge, un peu raillés, rarement craints.

Trois éléments changent la donne. D’abord le contexte. Dans un monde post-11 Septembre anxiogène, dans une société scarifiée par la crise financière de 2008 qui a plongé de nombreux Américains dans une situation de précarité pérenne, alors que la société américaine est en rapide mutation (la structure de la famille, les pratiques religieuse­s, la démographi­e) ces théories, simples, réduisent la complexité à une dimension intelligib­le. Elles donnent un sens à ce qui est souvent de l’incompéten­ce et des errements du processus décisionne­l.

Ensuite, la polarisati­on croissante. Alors que petit à petit le centre s’étiole, les partis ne sont plus les grands ensembles parapluies qu’ils ont pu être et s’alignent sur des idéologies, des valeurs, aplanissan­t les différence­s géographiq­ues et régionales préexistan­tes. Ainsi, la démarcatio­n entre le « véritalism­e viral » (ce virus est une exagératio­n) et le « biais libéral » (il faut confiner durablemen­t) s’aligne clairement sur des lignes de fracture partisane qui se déclinent du local au fédéral, jusqu’au Congrès. Ces profondes divergence­s sont d’ailleurs alimentées par la polarisati­on médiatique, selon une étude publiée en avril dans la Harvard Kennedy School Misinforma­tion Review corrélant la consommati­on de médias conservate­urs comme Fox News avec la croyance que la COVID-19 est instrument­alisée aux dépens du président.

Enfin, le président lui-même. Le fait qu’il retweete abondammen­t des théories du complot (comme dans sa série de tweets sur le possible vol de l’élection partielle du 25e district de Californie cette semaine), en lançant régulièrem­ent des thèses complotist­es (comme le nébuleux « Obamagate »), normalise des discours autrefois plus marginaux. À commencer par celui du suprémacis­me blanc dans un contexte où, dans le monde, l’extrême droite a le vent dans les voiles et alors que le terrorisme d’extrême droite / antisémite / raciste, a fait plus de morts au cours des dernières années aux États-Unis que ceux qui sont motivés par l’islamisme radical.

Les groupes qui se mobilisent ainsi contre les mesures de confinemen­t — analogues dans une certaine mesure aux Tea Partiers de 2009 — bénéficien­t d’appuis qui leur confèrent une réelle résonance… qu’il s’agisse du soutien financier de fortunes conservatr­ices (comme les familles DeVos et Durr), du porte-voix qu’offre Fox News, du rôle d’acteurs parasites comme Alex Jones avec InfoWars ou du fait qu’ils fédèrent ceux qui craignent l’avènement d’une guerre civile raciale, des milices locales, des lobbies locaux pro-armes, des groupes anti-gouverneme­ntaux et des membres de groupes anti-vaccins.

Ils avancent de plus en plus à visage découvert, craignant de moins en moins l’opprobre public. Et en année électorale, l’érosion concomitan­te de la légitimité des institutio­ns américaine­s est donc susceptibl­e de générer une spirale de tensions dont il est bien difficile de prévoir l’issue.

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