L’Allemagne couve sa souveraineté
L’arrêt de la Cour de Karlsruhe met-il en cause la survie de l’euro ?
Dans son arrêt du 30 juin 2009, le tribunal constitutionnel allemand était allé jusqu’à affirmer qu’« il n’y a pas de peuple européen »
Le 5 mai dernier, les vénérables juges de la Cour de Karlsruhe, le tribunal constitutionnel allemand, se sont réunis comme ils le font depuis 1945. Sauf que, ce jour-là, les 16 magistrats revêtus de rouge qui siègent dans cette paisible petite ville de province des bords du Rhin ont lancé une bombe qui ne cesse de semer l’émoi dans l’Union européenne. Une bombe qui pourrait remettre en cause l’existence même de l’UE, estiment de nombreux observateurs, dont le célèbre milliardaire Georges Soros.
Que s’est-il donc passé ce jour-là pour que depuis dix jours les couloirs des institutions européennes bruissent des rumeurs les plus folles ? Alors que la Banque centrale européenne (BCE) s’apprête à jouer un rôle majeur dans le sauvetage des pays européens frappés par la COVID-19, dans un arrêt d’une centaine de pages, les juges jetaient un pavé dans la mare. Selon eux, la BCE aurait largement outrepassé les traités constitutionnels en 2015 en rachetant massivement la dette souveraine des pays ébranlés par la crise de l’euro. Alors que la BCE s’apprête à lancer un programme de rachat de dette de 750 milliards d’euros, la décision de la plus haute autorité constitutionnelle allemande lance à l’Union européenne un ultimatum économique, juridique et politique.
Ultimatum
Les juges ont donné trois mois à la BCE pour lui démontrer que ces rachats de dette étaient nécessaires et respectaient le principe de proportionnalité fixé en 2015, selon lequel la BCE ne peut aider un pays plus qu’un autre, sinon la Bundesbank devra s’en retirer. Les magistrats allemands estiment en effet que la BCE, créée en 1992 par le traité de Maastricht, n’avait pas l’autorité pour élargir ainsi ses propres compétences.
Mais le défi est aussi juridique. Car ce jugement s’inscrit en faux contre celui de la Cour de justice européenne (CJE) qui avait entériné en 2018 la politique de la BCE sans pour autant en faire l’examen véritable. La Cour de Karlsruhe juge « incompréhensible » cette décision et, ce faisant, conteste implicitement la primauté du droit européen en la matière. Enfin, le défi est évidemment politique puisqu’il met en cause toute l’évolution de l’UE, en particulier depuis la crise de l’euro en 2012.
À Bruxelles, où la tempête fait rage, personne n’a pris cet ultimatum à la légère. À Berlin, la chancelière Angela Merkel a tenté de désamorcer la bombe en déclarant qu’elle respectera la décision des juges tout en défendant l’euro. Il a fallu plusieurs jours pour que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, invoque la primauté du droit européen sur le droit national et menace même de lancer une procédure d’infraction contre l’Allemagne.
Une telle procédure « plongerait l’Allemagne et d’autres États membres dans un conflit constitutionnel difficile à résoudre », a aussitôt répliqué le juge de Karlsruhe Peter Huber dans une déclaration au Frankfurter Allgemeine Zeitung. Friedrich Merz, le principal prétendant à la succession d’Angela Merkel, s’est aussi inscrit en faux contre la présidente de la Commission en affirmant que les États membres avaient le droit de contrôler les institutions européennes « à l’échelle de leurs propres règles constitutionnelles ».
« Pas de peuple européen »
Ce n’est pas la première fois que la très respectée Cour de Karlsruhe rue dans les brancards pour défendre la souveraineté allemande. En 2007, lors de l’examen du traité de Lisbonne, elle avait soulevé de nombreuses objections avant de valider le texte. En 2015, en approuvant un recours signé par 35 000 citoyens, elle avait forcé le gouvernement allemand à serrer la vis à la Grèce. Dans son arrêt du 30 juin 2009, elle était allée jusqu’à affirmer qu’« il n’y a pas de peuple européen ».
Cette fois, la Cour de Karlsruhe ne s’est pas contentée d’aboyer. Sa décision met « sous pression l’ensemble des institutions européennes », soulignait le politologue Antoine Vauchez sur le site de Mediapart. Les réactions n’ont d’ailleurs pas tardé. Même le milliardaire Georges Soros s’est inquiété en entrevue de ce jugement qu’il qualifie d’« extrêmement sérieux ». Si le verdict de la cour allemande a raison de la politique de la BCE, « s’en sera fini de l’Union européenne telle que nous la connaissons », dit-il.
Selon l’influent économiste Nicolas Baverez, l’ultimatum de la Cour de Karlsruhe aura pour effet de « réduire les capacités d’intervention et la flexibilité de la BCE pour stabiliser l’euro », et cela, « au pire moment ». Un euro qu’il décrivait d’ailleurs comme une monnaie « en sursis » dans sa chronique du Figaro. Selon nombre d’observateurs, ce jugement ouvrira la porte à des jugements semblables en Pologne et en Hongrie, où l’on estime depuis longtemps que l’Union européenne fait peu de cas des nations. Le premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, a d’ailleurs salué « un des jugements les plus importants de l’histoire de l’Union européenne ». S’il ne nie pas les « prérogatives très importantes » de la CJE, il précise que celles-ci ne s’exercent que « dans les domaines fixés par les décisions des États ».
On assiste à une opposition frontale entre deux conceptions de l’Union européenne : une conception confédérale où les institutions comme la BCE et la CJE sont soumises de manière stricte aux traités signés entre les États et une conception fédérale où celles-ci sont libres de s’attribuer de nouveaux pouvoirs selon les aléas de la conjoncture. Or, contrairement à ce qui existe dans une véritable fédération, la BCE et la CJE n’ont à rendre de comptes à aucune instance démocratique. Fût-il une instance démocratique légitime, même le Parlement européen n’a pas véritablement droit de regard sur leur action.
« Un combat de titans »
« Tout pouvoir n’existe que parce que le peuple y consent », écrit le professeur de droit international Pierre d’Argent dans le quotidien belge Le Soir. Selon lui, l’arrêt pourrait donc soit « figer la construction européenne », soit « susciter un nouveau moment constitutionnel. » Mais ce « nouveau moment » tant souhaité par les partisans du fédéralisme européen est-il vraiment possible ?
Rien n’est moins sûr, selon l’éditorialiste Renaud Girard du Figaro.
« Aux États-Unis, les riches de Californie acceptent de payer pour les pauvres de Pennsylvanie. L’Europe est différente. Elle est confédérale, pas fédérale. Les États du Nord estiment que les États du Sud doivent se prendre en charge et veiller à ne pas vivre au-dessus de leurs moyens. »
Rarement le débat européen aura-til été posé aussi clairement. Le constitutionnaliste belge Nicolas de Sadeleer parle même d’« un combat de titans ». Nul doute que, dans les semaines qui viennent, la Commission européenne et le gouvernement allemand chercheront, comme par le passé, des voies de compromis. À moins que la chancelière Angela Merkel décide de poser un geste d’éclat. Cela tombe bien, le 1er juillet prochain, l’Allemagne assumera la présidence de l’UE… la dernière d’Angela Merkel.