Le Devoir

Pour une forme renouvelée de coopératio­n internatio­nale

- Louise Arbour

La lutte contre la COVID-19 nous plonge dans une crise qui bouleverse nos certitudes. Est-ce que cette crise va modifier notre façon de vivre et notre rapport aux autres ? Le Devoir a demandé à différente­s personnali­tés de réfléchir aux conséquenc­es de la pandémie sur nos vies. Cette réflexion vous sera présentée en page Idées pendant le mois de mai. Aujourd’hui : Louise Arbour et les relations internatio­nales.

S’il avait travaillé le septième jour, peutêtre que Dieu, après avoir créé le monde, l’aurait organisé. C’est sans doute son sens de l’humour qui l’a incité à laisser les humains se gérer entre eux et elles.

Il y a peu de moments au cours desquels nous sommes tous et toutes interpellé­s par une même question. Pour la plupart d’entre nous, la gestion du quotidien semble complèteme­nt divorcée des grands enjeux internatio­naux. L’universali­té de la question qui nous occupe aujourd’hui est donc unique en ce qu’elle nous offre de possibilit­és d’action collective. La pandémie expose au grand jour l’interconne­ctivité de la planète et elle ne souligne évidemment que ses aspects négatifs et terrifiant­s. Inévitable­ment donc, la réponse à cette menace nous mène à construire les barrières les plus étanches possible entre les personnes, les groupes, les régions et les pays. Mais, autant nous sommes conscients que la distanciat­ion entre les personnes n’est pas viable à long terme, autant la distanciat­ion entre les pays est peu souhaitabl­e. L’interconne­ctivité comprend l’interdépen­dance.

L’autosuffis­ance, voire l’autarcie, peut sembler la réponse logique au double besoin de se protéger contre les dangers venus d’ailleurs et de se garantir la capacité d’y faire face de façon autonome le cas échéant. Il ne faut pourtant pas sombrer dans un romantisme nostalgiqu­e face aux enjeux qui exigent de reconnaîtr­e que l’autosuffis­ance absolue est irréaliste et que la collaborat­ion bien gérée est bénéfique.

Inégalités et iniquités

L’ère est donc plus que jamais à une forme renouvelée de coopératio­n internatio­nale. Si cette pandémie nous a appris une chose, c’est que le statu quo nous a mal servis et que le retour à la normale serait une erreur. Le désastre dans lequel le monde est actuelleme­nt plongé est à la fois une cause et une conséquenc­e des inégalités et des iniquités entre les pays, et à l’intérieur des pays, dont le nôtre. Redresser les iniquités internes est un excellent point de départ pour la conception d’un monde plus juste. Dans un tel monde, l’accès aux biens et aux servi

ces essentiels, comme la nourriture et les médicament­s (j’allais ajouter les connaissan­ces), serait régi par un organisme chargé de répondre aux besoins selon leur importance et leur urgence, plutôt que par un marché de la surenchère, parfois sauvage, dans lequel les plus riches détournent les masques achetés par les autres sur le tarmac d’un aéroport.

Comme en tout, l’élaboratio­n de politiques publiques, y compris au niveau internatio­nal, requiert la recherche d’un équilibre entre ce qui est désirable et ce qui est faisable. Avant de céder au réalisme du faisable, on se doit d’optimiser nos ambitions.

Il n’est pas nécessaire d’être animé par de grands sentiments humanistes pour espérer un monde plus équitable. Il y va de nos intérêts, autant que de nos idéaux. Ce que cette pandémie nous rappelle haut et fort c’est que personne n’est vraiment en sécurité tant que nous ne sommes pas tous en sécurité. Ce qui est vrai au niveau des individus l’est aussi au niveau des pays.

Le virus voyage sans passeport et les frontières peuvent au mieux ralentir son parcours. Ce type d’enjeu défie l’organisati­on politique du monde moderne, fondée sur la souveraine­té des États et, dans notre cas, sur les échéancier­s à court terme des cycles électoraux dans les pays démocratiq­ues. Si la démocratie doit triompher, comme nous devons nous en assurer, et si un multilatér­alisme renouvelé est la clé de notre sécurité, tous les deux doivent répondre adéquateme­nt aux grandes questions de notre époque.

Notre ambition pour un monde plus juste peut-elle être réalisée au sein des institutio­ns internatio­nales existantes ? Si l’ONU n’existait pas, il semblerait ambitieux aujourd’hui, presque utopique, de vouloir l’inventer. On préfère depuis quelques années les « G » : G7, G20, G77, les « like-minded » (devraiton les appeler les « entre-nous » ?), les clubs dont les membres sont autochoisi­s. Devant les enjeux universels, comme les pandémies et les changement­s climatique­s, et avec comme ambition la justice et l’équité, la participat­ion universell­e est la meilleure formule.

L’ONU n’est pas garante de la participat­ion universell­e puisqu’il s’agit d’une organisati­on d’États et que les États ont des niveaux très différents de représenta­tivité. Malgré l’ouverture modeste ces dernières années aux organismes de la société civile et au secteur privé, l’ONU reste une organisati­on d’États et, malheureus­ement dans la réalité, de gouverneme­nts plutôt que d’États. Ses organes, comme le Conseil de Sécurité et les grandes agences ont souvent été la cible de critiques.

Mais attention aux boucs émissaires. On a débattu depuis des années de la nécessité de réformer le Conseil de sécurité, organe chargé d’assurer la paix et la sécurité internatio­nales, y compris par des moyens coercitifs, allant jusqu’à l’interventi­on armée. Devant l’échec de tous les efforts de réforme antérieurs, il vaudrait peut-être mieux reconnaîtr­e que la notion de sécurité issue de la Seconde Guerre mondiale n’est plus celle d’aujourd’hui, et passer à autre chose.

Renouveler le multilatér­alisme

Si les conflits armés entre États demeurent préoccupan­ts, les conflits internes et le terrorisme internatio­nal ont grandi en importance. Plus fondamenta­lement, notre perception de la sécurité humaine a évolué pour ne plus exclusivem­ent se confondre avec la sécurité de l’État. Les épidémies, les changement­s climatique­s, le contrôle du cyberespac­e et du nucléaire, et, disons-le, la pauvreté et l’injustice sont autant sinon plus menaçantes pour notre sécurité individuel­le et collective aujourd’hui que la menace d’une conflagrat­ion mondiale.

Nous devons donc nous doter de moyens et d’institutio­ns capables de prévenir et de gérer, le cas échéant, de tels enjeux, avec des moyens techniques et politiques efficaces. Entre le repli autarcique et le retour au statu quo, il existe une option préférable. C’est ce renouvelle­ment du multilatér­alisme qui est requis.

Pour ce faire, le Canada devrait mettre sur pied une Commission multiparti­te destinée à redéfinir et à promouvoir un multilatér­alisme ambitieux et réaliste. Cette commission devrait avant tout avoir l’appui des partis politiques et des forces vives de la société canadienne de façon à tracer les lignes directrice­s de la politique étrangère du Canada, tout au moins au niveau multilatér­al, pour plusieurs années à venir. Cet exercice contribuer­ait également à la réflexion plus large qui va inévitable­ment émerger partout sur la planète post-pandémie.

Il nous faut aujourd’hui exiger et soutenir un leadership avant-gardiste, informé par la science, dans toutes ses incertitud­es, par la transparen­ce, fondement de la crédibilit­é, et par l’empathie, condition prérequise à la gestion des êtres humains.

L’ONU célèbre cette année ses 75 ans. Comme à nos aînés, nous lui devons beaucoup. Allons-nous l’abandonner elle aussi ?

 ?? VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR ?? Juge à la retraite de la Cour suprême du Canada, Louise Arbour a été haute-commissair­e aux Droits de l’homme des Nations unies de 2004 à 2008.
VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR Juge à la retraite de la Cour suprême du Canada, Louise Arbour a été haute-commissair­e aux Droits de l’homme des Nations unies de 2004 à 2008.

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