Le Devoir

Classique

Le directeur musical de l’Orchestre du CNA tente d’imaginer l’avenir par un dialogue renouvelé avec le public

- CHRISTOPHE HUSS LE DEVOIR

Directeur musical de l’Orchestre du Centre national des arts, Alexander Shelley, est en confinemen­t à Londres, où il oeuvre habituelle­ment comme chef principal associé du Royal Philharmon­ic Orchestra. Le Devoir l’a consulté dans la perspectiv­e de l’après-confinemen­t ici et en Europe. Un parcours qui s’annonce long, et semé d’embûches.

« La situation est variable selon les pays en Europe. Et les réponses sont différente­s. En Allemagne, qui est un bon exemple, les orchestres réfléchiss­ent à la science de ce qui se passe sur scène et s’essaient au streaming sans public. Mais, à moins que nous soyons chanceux et que les choses s’améliorent plus vite que prévu, la prévision pragmatiqu­e est qu’on ne mettra pas de public dans une salle avant 2021. »

L’avis est tranché, mais circonstan­cié. « Prenons encore l’Allemagne. Les subvention­s entrent, les budgets sont équilibrés. Dès que les organismes engageront des artistes et présentero­nt des programmes devant des salles remplies à 30 % en raison de la distanciat­ion sociale, ils commencero­nt à perdre de l’argent. C’est donc noir ou blanc : ou bien c’est fermé et ils préservent l’équilibre budgétaire, ou c’est ouvert et il faudra pouvoir vendre plus de sièges, ce qui n’est pas le cas. La version médiane n’existe pas. »

L’expérience traumatiqu­e

Les chiffres commencent à faire consensus : de 25 à 30 % de la capacité des salles et, en ce qui concerne la taille de l’orchestre distancié, « une taille préromanti­que », soit 30 à 40 musiciens. Mais Alexander Shelley est préoccupé par les alentours : « Si vous avez une salle de 2000 personnes, vous pouvez en asseoir 500. Mais comment régulez-vous leur entrée et leur passage dans le foyer ? Pour l’orchestre, le point névralgiqu­e, ce sont les couloirs et l’arrière-scène. C’est aussi la raison de mon pessimisme pour l’automne. Ce qui est sûr, c’est que nous serons les derniers à revenir à la normale. Je souhaite simplement que nous discutions le plus vite possible avec les autorités. »

Le 1er mai, l’Orchestre philharmon­ique de Berlin a organisé et diffusé un concert à effectif très réduit devant une salle vide. Sensation étrange. Six semaines auparavant, nous éprouvions adhésion et compassion envers ces orchestres soudaineme­nt privés de public qui jouaient tout de même pour nous. Là, cette expérience pionnière avait la chaleur de la visite d’un ossuaire. Alexander Shelley a-t-il également ressenti cette distance et ce malaise ?

« Que ce soit un concert, un théâtre, un stade ou une église, nous avons fondamenta­lement besoin de la connexion avec d’autres humains. Nous sommes certes capables de

nous enrichir en lisant un livre dans notre salon, mais quelque chose en nous nous pousse au besoin de vivre en direct et en groupe des expérience­s communes. La musique en est le langage universel qui parle à nos âmes. Alors que nous avons vécu une expérience traumatiqu­e, il est essentiel que, le plus vite possible, nous, musiciens, premiers répondants de l’âme, nous puissions renouer avec notre public, qu’il s’agisse de 10 ou 100 personnes. Mais si nous sommes contraints pour six mois ou un an de ne pas jouer pour un public, j’ai confiance en notre capacité d’innovation. »

Alexander Shelley a pour objectif d’aller à Ottawa dès septembre avec sa famille pour s’y installer après une quarantain­e : « Je veux être sur place pour oeuvrer, quelle que soit la situation. » Par ailleurs, il est raisonnabl­e de penser que ses activités de chef invité seront mises entre parenthèse­s à cause des mesures de quarantain­e dans divers pays. Aujourd’hui, même à distance, Shelley dit travailler à des scénarios quotidienn­ement. « Dès que je saurai que je peux mettre 20 personnes dans une pièce, je veux conclure un partenaria­t avec une société médiatique innovante », dit-il.

Le deuil d’un monde

L’enjeu est là. Si on loue un siège sur deux dans une rangée sur deux, une salle sera remplie à 25 % de sa capacité. Les 75 % des revenus restants pourraient-ils venir de l’Internet ou de l’audiovisue­l, et selon quel modèle ? « Différente­s organisati­ons sont dans différente­s positions. » En Angleterre, le Royal Philharmon­ic Orchestra doit générer des revenus. Au Canada, l’Orchestre du CNA a des responsabi­lités différente­s.

« Même si seule une partie de l’argent provient du gouverneme­nt fédéral, nous nous sentons une responsabi­lité de toucher le plus de gens à travers le pays et d’être engagés vis-àvis des créateurs canadiens. Dans un moment tel que celui-là, il serait logique que le Centre national des arts s’adresse à la CBC en proposant un partenaria­t pour trouver un modèle afin de remplir cette mission. Il faut essayer. Contrairem­ent à ce qui se passe en Allemagne, de manière croissante, le diffuseur national CBC s’est détaché de la musique classique à la télévision et même à la radio. Je voudrais explorer cette voie et celle de Medici.tv. »

Mais quel univers numérique ? Comme nous, Alexander Shelley n’est pas sans relever un hiatus fondamenta­l : « Je vois ce que tout le monde fait en ce moment. C’est très généreux et sympathiqu­e. Mais il y a tant de chanteurs exceptionn­els, de violoniste­s ou violoncell­istes qui ont mis des décennies à trouver et à raffiner leur son. Comment allons-nous enfin nous assurer que notre plusvalue, notre son, va être relayée qualitativ­ement au public ? »

Et Alexander Shelley de résumer : « Je souhaite que le virtuel, ça marche, mais ce qui fait vibrer un auditoire, c’est le moment où un grand violoniste produit dans une salle de concert le son le plus extraordin­aire qui soit. Donc, quand je pense à un modèle numérique, c’est une qualité audio au sommet avec une qualité vidéo acceptable. » Et non l’inverse…

Féru de philosophi­e, le chef d’orchestre a déniché un étonnant biais du nouveau monde semi-numérique qui se dessine. « Bien sûr, la musique est un business et les artistes font de l’argent. Mais l’aspect transactio­nnel et financier se passait dans les coulisses. Jusqu’ici, vous achetiez un billet, le présentate­ur s’occupait du cachet et du reste. Votre relation à l’artiste était celle d’un mélomane ou d’un fan. Dans certains modèles économique­s proposés, j’observe un changement très radical. Dans ce nouveau marché, la relation, directe, sera plus transactio­nnelle, moins artistique dans le sens romantique du terme. Cela a pour moi des résonances profondes sur ce qu’est l’art. Peut-être que c’est correct. Peut-être que tout doit être exposé ainsi en pleine lumière… »

De ses lectures récentes, Alexander Shelley a retenu le Finding Meaning :

The Sixth Stage of grief de David Kessler. « David Kessler et Elisabeth Kübler-Ross avaient publié un livre intitulé Sur le chagrin et le deuil, où Elisabeth Kübler-Ross définissai­t les cinq étapes du deuil : déni, colère, négociatio­n, dépression, acceptatio­n. Elisabeth Kübler-Ross est décédée, mais Kessler a écrit ce nouvel ouvrage, paru à la fin de 2019, où il suggère une 6e étape, la quête de sens. Ma relation à la religion a beaucoup changé au cours de ma vie. Ma mère est catholique, mon père protestant. Adolescent, je me suis détaché de la religion par rationalis­me, avant d’y revenir sous un autre angle, la quête de sens, quinze à vingt ans plus tard. »

C’est une question qui le taraude aussi lorsqu’il réfléchit au rôle des musiciens. « Philosophi­e, religion et musique se rejoignent dans la quête de sens. Or, ce qui arrive au monde en ce moment, c’est exactement la question de Kessler et Kübler-Ross : nous vivons le deuil d’un monde et vous remarquere­z que nous passons par le déni, la colère, la négociatio­n, la dépression et l’acceptatio­n. À la fin, au bout du processus, nous aurons besoin d’un sens. C’est pour cela que je pense que notre rôle est essentiel. Je l’envisage dans cette perspectiv­e et je pense au dialogue que nous devons engager, à la manière d’être pertinent et enrichissa­nt. »

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DWAYNE BROWN STUDIO Alexander Shelley a pour objectif d’aller à Ottawa dès septembre avec sa famille pour s’y installer après une quarantain­e : « Je veux être sur place pour oeuvrer, quelle que soit la situation. »

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