Classique
Le directeur musical de l’Orchestre du CNA tente d’imaginer l’avenir par un dialogue renouvelé avec le public
Directeur musical de l’Orchestre du Centre national des arts, Alexander Shelley, est en confinement à Londres, où il oeuvre habituellement comme chef principal associé du Royal Philharmonic Orchestra. Le Devoir l’a consulté dans la perspective de l’après-confinement ici et en Europe. Un parcours qui s’annonce long, et semé d’embûches.
« La situation est variable selon les pays en Europe. Et les réponses sont différentes. En Allemagne, qui est un bon exemple, les orchestres réfléchissent à la science de ce qui se passe sur scène et s’essaient au streaming sans public. Mais, à moins que nous soyons chanceux et que les choses s’améliorent plus vite que prévu, la prévision pragmatique est qu’on ne mettra pas de public dans une salle avant 2021. »
L’avis est tranché, mais circonstancié. « Prenons encore l’Allemagne. Les subventions entrent, les budgets sont équilibrés. Dès que les organismes engageront des artistes et présenteront des programmes devant des salles remplies à 30 % en raison de la distanciation sociale, ils commenceront à perdre de l’argent. C’est donc noir ou blanc : ou bien c’est fermé et ils préservent l’équilibre budgétaire, ou c’est ouvert et il faudra pouvoir vendre plus de sièges, ce qui n’est pas le cas. La version médiane n’existe pas. »
L’expérience traumatique
Les chiffres commencent à faire consensus : de 25 à 30 % de la capacité des salles et, en ce qui concerne la taille de l’orchestre distancié, « une taille préromantique », soit 30 à 40 musiciens. Mais Alexander Shelley est préoccupé par les alentours : « Si vous avez une salle de 2000 personnes, vous pouvez en asseoir 500. Mais comment régulez-vous leur entrée et leur passage dans le foyer ? Pour l’orchestre, le point névralgique, ce sont les couloirs et l’arrière-scène. C’est aussi la raison de mon pessimisme pour l’automne. Ce qui est sûr, c’est que nous serons les derniers à revenir à la normale. Je souhaite simplement que nous discutions le plus vite possible avec les autorités. »
Le 1er mai, l’Orchestre philharmonique de Berlin a organisé et diffusé un concert à effectif très réduit devant une salle vide. Sensation étrange. Six semaines auparavant, nous éprouvions adhésion et compassion envers ces orchestres soudainement privés de public qui jouaient tout de même pour nous. Là, cette expérience pionnière avait la chaleur de la visite d’un ossuaire. Alexander Shelley a-t-il également ressenti cette distance et ce malaise ?
« Que ce soit un concert, un théâtre, un stade ou une église, nous avons fondamentalement besoin de la connexion avec d’autres humains. Nous sommes certes capables de
nous enrichir en lisant un livre dans notre salon, mais quelque chose en nous nous pousse au besoin de vivre en direct et en groupe des expériences communes. La musique en est le langage universel qui parle à nos âmes. Alors que nous avons vécu une expérience traumatique, il est essentiel que, le plus vite possible, nous, musiciens, premiers répondants de l’âme, nous puissions renouer avec notre public, qu’il s’agisse de 10 ou 100 personnes. Mais si nous sommes contraints pour six mois ou un an de ne pas jouer pour un public, j’ai confiance en notre capacité d’innovation. »
Alexander Shelley a pour objectif d’aller à Ottawa dès septembre avec sa famille pour s’y installer après une quarantaine : « Je veux être sur place pour oeuvrer, quelle que soit la situation. » Par ailleurs, il est raisonnable de penser que ses activités de chef invité seront mises entre parenthèses à cause des mesures de quarantaine dans divers pays. Aujourd’hui, même à distance, Shelley dit travailler à des scénarios quotidiennement. « Dès que je saurai que je peux mettre 20 personnes dans une pièce, je veux conclure un partenariat avec une société médiatique innovante », dit-il.
Le deuil d’un monde
L’enjeu est là. Si on loue un siège sur deux dans une rangée sur deux, une salle sera remplie à 25 % de sa capacité. Les 75 % des revenus restants pourraient-ils venir de l’Internet ou de l’audiovisuel, et selon quel modèle ? « Différentes organisations sont dans différentes positions. » En Angleterre, le Royal Philharmonic Orchestra doit générer des revenus. Au Canada, l’Orchestre du CNA a des responsabilités différentes.
« Même si seule une partie de l’argent provient du gouvernement fédéral, nous nous sentons une responsabilité de toucher le plus de gens à travers le pays et d’être engagés vis-àvis des créateurs canadiens. Dans un moment tel que celui-là, il serait logique que le Centre national des arts s’adresse à la CBC en proposant un partenariat pour trouver un modèle afin de remplir cette mission. Il faut essayer. Contrairement à ce qui se passe en Allemagne, de manière croissante, le diffuseur national CBC s’est détaché de la musique classique à la télévision et même à la radio. Je voudrais explorer cette voie et celle de Medici.tv. »
Mais quel univers numérique ? Comme nous, Alexander Shelley n’est pas sans relever un hiatus fondamental : « Je vois ce que tout le monde fait en ce moment. C’est très généreux et sympathique. Mais il y a tant de chanteurs exceptionnels, de violonistes ou violoncellistes qui ont mis des décennies à trouver et à raffiner leur son. Comment allons-nous enfin nous assurer que notre plusvalue, notre son, va être relayée qualitativement au public ? »
Et Alexander Shelley de résumer : « Je souhaite que le virtuel, ça marche, mais ce qui fait vibrer un auditoire, c’est le moment où un grand violoniste produit dans une salle de concert le son le plus extraordinaire qui soit. Donc, quand je pense à un modèle numérique, c’est une qualité audio au sommet avec une qualité vidéo acceptable. » Et non l’inverse…
Féru de philosophie, le chef d’orchestre a déniché un étonnant biais du nouveau monde semi-numérique qui se dessine. « Bien sûr, la musique est un business et les artistes font de l’argent. Mais l’aspect transactionnel et financier se passait dans les coulisses. Jusqu’ici, vous achetiez un billet, le présentateur s’occupait du cachet et du reste. Votre relation à l’artiste était celle d’un mélomane ou d’un fan. Dans certains modèles économiques proposés, j’observe un changement très radical. Dans ce nouveau marché, la relation, directe, sera plus transactionnelle, moins artistique dans le sens romantique du terme. Cela a pour moi des résonances profondes sur ce qu’est l’art. Peut-être que c’est correct. Peut-être que tout doit être exposé ainsi en pleine lumière… »
De ses lectures récentes, Alexander Shelley a retenu le Finding Meaning :
The Sixth Stage of grief de David Kessler. « David Kessler et Elisabeth Kübler-Ross avaient publié un livre intitulé Sur le chagrin et le deuil, où Elisabeth Kübler-Ross définissait les cinq étapes du deuil : déni, colère, négociation, dépression, acceptation. Elisabeth Kübler-Ross est décédée, mais Kessler a écrit ce nouvel ouvrage, paru à la fin de 2019, où il suggère une 6e étape, la quête de sens. Ma relation à la religion a beaucoup changé au cours de ma vie. Ma mère est catholique, mon père protestant. Adolescent, je me suis détaché de la religion par rationalisme, avant d’y revenir sous un autre angle, la quête de sens, quinze à vingt ans plus tard. »
C’est une question qui le taraude aussi lorsqu’il réfléchit au rôle des musiciens. « Philosophie, religion et musique se rejoignent dans la quête de sens. Or, ce qui arrive au monde en ce moment, c’est exactement la question de Kessler et Kübler-Ross : nous vivons le deuil d’un monde et vous remarquerez que nous passons par le déni, la colère, la négociation, la dépression et l’acceptation. À la fin, au bout du processus, nous aurons besoin d’un sens. C’est pour cela que je pense que notre rôle est essentiel. Je l’envisage dans cette perspective et je pense au dialogue que nous devons engager, à la manière d’être pertinent et enrichissant. »