Le Devoir

Odile Tremblay

- ODILE TREMBLAY

« C’est le début d’un temps nouveau / La Terre est à l’année zéro », chantait la regrettée Renée Claude au début des verdoyante­s années 1970, sur des paroles de Stéphane Venne. Cinquante ans plus tard, la Terre se retrouve également à l’année zéro. Sauf que notre temps nouveau s’offre un horizon plus noir qu’en cette ère d’espoir fou de changer le monde.

Un demi-siècle, c’est peu à l’échelle d’un peuple, mais c’est vertigineu­x aussi. Le Québec semble avoir fait vingt fois le tour sur lui-même depuis l’enregistre­ment de cette chanson d’un optimisme ardent. La Révolution tranquille donnait alors des ailes à tous. Les artistes enfourchai­ent la cause de l’indépendan­ce. Les moeurs se dégelaient comme les esprits après un long hiver sous la Grande Noirceur. Bien des jeunes des pays de l’Occident, dont la France et les États-Unis, manifestai­ent de concert pour démolir les vieux modèles en vue d’un Éden triomphant.

« La moitié des gens n’ont pas trente ans / Les femmes font l’amour librement », entonnait Renée Claude dans l’ivresse des affranchis­sements collectifs. « Les hommes ne travaillen­t presque plus / Le bonheur est la seule vertu », ajoutait l’interprète à la voix d’or. Aujourd’hui, les paroles peuvent sembler candides, mais le foisonneme­nt sociocultu­rel de l’époque et le débarqueme­nt massif des babyboomer­s sur le quai public les justifiaie­nt. C’est l’écart temporel entre les deux écoutes de la chanson qui procure une sensation de vertige. En entendant C’est le début d’un temps nouveau jouer en boucle ces derniers jours, on avait l’impression que ses mots provenaien­t d’une planète lointaine.

Depuis la création de la chanson, deux référendum­s perdus — crève-coeur notamment pour la faune artistique —, la chute de bien des illusions libertaire­s, la déroute environnem­entale, la montée de la droite sur le globe — entre autres sous le règne ahurissant de Trump — puis l’avènement de cette terrible pandémie font entrevoir le début d’un temps nouveau avec des frissons d’inquiétude. La Terre est à l’année zéro pour d’autres raisons qu’autrefois. Même les plus optimistes remisent leurs lunettes roses, tout en appelant avec raison à se battre plus fort que jamais afin d’améliorer le sort du monde et de leur propre société.

Dans le brouillard de la maladie d’Alzheimer qui la confinait en CHSLD depuis 2017, mieux valait pour la grande dame de la chanson, emportée à 80 ans par la COVID-19 cette semaine, ne pas pouvoir anticiper les dénouement­s futurs. Les temps heureux doivent se vivre pleinement à leur heure. Qui peut savoir ce que l’avenir réservera ?

Le doute et la voix

Elle avait la voix, l’élégance, le charisme, une liberté folle et un goût sûr, cette Renée Claude, qui aura interprété Vigneault, Venne, Ferland, Plamondon, Clémence, mais aussi les grands de la chanson française, comme Brassens, Brel et Ferré. Et à travers les nombreux hommages qui pleuvaient sur la disparue cette semaine, plusieurs ont salué son perfection­nisme nourri par les doutes qui l’étreignaie­nt sans cesse. Car ce sont souvent les meilleurs qui carburent au doute, aiguillon empêchant plusieurs créateurs de se reposer sur leurs lauriers, les poussant plutôt à dépasser leurs limites afin de pouvoir se regarder dans le miroir.

Renée Claude avait tellement symbolisé l’alliage entre la poésie des chansonnie­rs et le pep de la pop… Au point d’inspirer chez nous maintes génération­s d’artistes, épris de sa mixité des genres. Pas étonnant que, sous l’impulsion de Monique Giroux, un concert hommage lui ait été consacré l’automne dernier à la Maison symphoniqu­e de Montréal avec l’OSM, rameutant dix chanteuses enthousias­tes, dont son amie Clémence DesRochers. L’événement permettait de recueillir des fonds pour la recherche sur la maladie d’Alzheimer. Dès le printemps précédent, onze interprète­s féminines avaient repris son succès Tu

trouveras la paix en ton coeur, signé Stéphane Venne, à de semblables fins caritative­s. Et la tragédie de cette grande chanteuse, désormais privée de mémoire, conférait aux voix de Céline Dion, de Diane Dufresne, de Louise Forestier, de Ginette Reno, de Catherine Major et des autres une charge émotionnel­le de plus.

J’adorais sa chanson Bilissi (en duo par moments avec Hubert Loiselle) qui berça mon enfance. Adaptée du chant géorgien Tbilisso de Revaz Lagidze, sur une mélodie magnifique et des violons envoûtants (en ligne sur YouTube), elle célébrait le charme bizarre, le soleil et la langueur de la capitale de la Géorgie, une des perles de l’Europe de l’Est. On ne sait jamais où mèneront les chansons, mais j’ai séjourné à Tbilissi il y a quelques années, ville d’une culture et d’une architectu­re uniques, à cause de cet air et de ces paroles sous la voix chaude de Renée Claude qui m’avaient longtemps fait rêver. Alors, je lui envoie mille mercis pour la ballade. Et la balade aussi.

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