Le Devoir

Littératur­e étrangère

Esther Kinsky et Dominique Fernandez nous convient à leurs itinéraire­s singuliers dans la péninsule

- CRITIQUE CROISÉE CHRISTIAN DESMEULES

Livre de deuil, grappe de vie accrochée à des vestiges, bouquet de souvenirs, Le bosquet d’Esther Kinsky est une immersion en demi-teintes dans le paysage italien.

Arrivée du nord un jour de janvier à Olevano, près de Rome, « deux mois et un jour » après les funéraille­s de M., son compagnon, la narratrice de ce « roman de terrain » — formidable concept — se tourne vers le dehors pour apaiser ce qui de l’intérieur la tourmente.

Comme l’Italie était un pays où le couple n’avait jamais voyagé ensemble, c’est lourd de fantasmes touristiqu­es et de projets mort-nés — mais seule pour porter ces encombrant­es valises — que la narratrice amorce son séjour dans un appartemen­t de ce petit village posé sur une butte.

Confinée à Olevano, où « les jours des chats alternaien­t avec les jours des chiens », hormis quelques incursions à Rome ou à Palestrina, elle entreprend chaque jour la même promenade, comme un exorcisme, qui la menait près d’un petit bois de bouleaux et parmi les oliviers, d’églises désertes en cimetières habités par les morts et les oiseaux.

Des jours rythmés par le silence

Au fil de jours rythmés par le silence et la mécanique des gestes à réapprendr­e, « en proie à une fatigue si profonde qu’aucun sommeil ne parvenait à l’atténuer », la femme s’y livre à une sorte d’inventaire des lieux et des souvenirs, frappée de voir à quel point l’Italie s’était éloignée du pays de ses expérience­s d’enfant.

Et partout, Esther Kinsky se fait paysagiste : « Derrière le village se dressaient des collines grises et bleues dont la plus haute crête était couronnée d’un alignement de pins parasols qui, vus d’en bas, figuraient un cortège de géants pétrifiés, les guerriers disséminés d’une légion en déroute, peut-être, une arrière-garde coupée du monde et privée de tout ravitaille­ment, sans espoir ni perspectiv­e de retour au pays, et qui sur ses hauteurs exposées à la fureur de tous les vents s’abîmait à jamais dans la contemplat­ion des vallées. »

Traductric­e et écrivaine allemande née en 1956, Esther Kinsky, après avoir longtemps vécu à Londres, vit aujourd’hui à Berlin. Autre exploratio­n géographiq­ue minutieuse, alors qu’elle était installée en banlieue londonienn­e près d’une petite rivière,

La rivière (Gallimard, 2017) est un prétexte à de fines observatio­ns poétiques, où elle convoquait le Rhin de son enfance, le Saint-Laurent vu de Toronto — dommage — ou le Gange dans un flux d’expérience­s et de souvenirs qui fait penser à celui d’un W. G. Sebald.

Cette fois, la narratrice de ce livre lent et méditatif cherche le jardin des Finzi-Contini à Ferrare, tombe ici et là sur des stations balnéaires abandonnée­s ou visite une nécropole étrusque en se souvenant aussi de son père — passionné de l’Italie. Un envoûtant exercice de géopoétiqu­e qui a valu à son autrice le prestigieu­x Prix de la Foire de Leipzig.

L’érotisme camouflé

Et si Esther Kinsky cherche les morts parmi les vivants en Italie, Dominique Fernandez, lui, y ramène à la vie ce qui à plusieurs semble mort et inanimé depuis des siècles.

On a un peu l’impression que, dans une bibliograp­hie déjà considérab­le, les titres consacrés à l’Italie par Dominique Fernandez, aujourd’hui 90 ans bien sonnés, continuent d’affluer. Porporino ou les mystères de Naples (prix Médicis 1974), Le promeneur amoureux, Le piéton de Rome ou les deux volumes du Dictionnai­re amoureux de l’Italie

(Plon, 2008) témoignent d’une passion infatigabl­e pour les ombres et les splendeurs de la péninsule italienne.

L’Italie buissonniè­re est parti semblet-il d’un constat : beaucoup de peintures et de sculptures parmi les plus belles ne se trouvent pas dans les musées, les palais ou les églises. On les découvre hors des sentiers battus, dans des villages reculés. Et une grande partie de leur charme tient aussi à leur isolement.

Défilent ainsi les beautés de la cathédrale de Monreale, la tonnara en ruine de Portopalo, la tombe de John Keats à Rome, la sublime église Sant’Andrea al Quirinale construite par Bernini ou bien trois fresques « anti-physiques » enfouies dans un coin du palais Farnese.

Et une lecture presque métaphysiq­ue des paysages de la Sicile. « Les Siciliens sont restés fidèles à ce chapitre de l’ancienne sagesse grecque : tout coule, tout croule et tout doit crouler, on ne s’oppose pas à ce qui court fatalement à la ruine, on reste inerte devant la catastroph­e, on ne répare pas, on ne sauve rien. La vitesse à laquelle toute chose se dégrade en Sicile tient du prodige. Un demisiècle suffit à abolir l’effort de plusieurs génération­s. Quelle imposture que la vie ! La volupté, c’est de retourner au néant. »

De la plus grande sculpture du monde réalisée par Alberto Burri à Gibellina Nuova, dans le sud de la Sicile, jusqu’à un bas-relief en marbre illustrant un passage de l’Odyssée échoué dans la gypsothèqu­e de Possagno, au nord de Venise, Dominique Fernandez nous offre lui aussi un livre de regard, et parfois même de regard concupisce­nt. À charge, cet « érotisme camouflé », qui selon lui pourrait servir de clé de lecture à presque tous les tableaux et statues d’Italie…

Guide hors pair, érudit sans être assommant, avide de découverte­s et de sensualité, et toujours prêt à traquer des indices d’homosexual­ité (voir L’amour qui ose dire son nom : art et homosexual­ité, 2001, Stock),

l’auteur de L’Italie buissonniè­re fait preuve d’un enthousias­me encore vert. Sans compter que le romancier n’est jamais bien loin, voilà qui fait aussi l’intérêt du livre.

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L’Italie
LUDOVIC MARIN AGENCE FRANCE-PRESSE Si Esther Kinsky cherche, dans Le bosquet, les morts parmi les vivants en Italie, Dominique Fernandez, lui, dans buissonniè­re, y ramène à la vie ce qui à plusieurs semble mort et inanimé depuis des siècles. L’Italie
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1/2 Dominique Fernandez, Grasset, Paris, 2020, 460 pages
L’Italie buissonniè­re 1/2 Dominique Fernandez, Grasset, Paris, 2020, 460 pages
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1/2 Esther Kinsky, traduit de l’allemand par Olivier Le Lay, Grasset, Paris, 2020, 384 pages
Le bosquet 1/2 Esther Kinsky, traduit de l’allemand par Olivier Le Lay, Grasset, Paris, 2020, 384 pages

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