Le Devoir

Louis Cornellier

- LOUIS CORNELLIER

Le 18 mars dernier, l’historien Jules Racine St-Jacques exprimait sa déception dans un gazouillis. « Trois ans de labeur, soirs et week-ends, six ans de thèse avant ça, pour arriver à ce moment… et se faire upstager par un foutu virus », écrivait-il. Ce moment, c’est la parution de GeorgesHen­ri Lévesque. Un clerc dans la modernité (Boréal, 2020, 492 pages), un imposant essai sur une des grandes figures de l’histoire intellectu­elle du Québec. Cet ouvrage d’une rare qualité aurait mérité de meilleures conditions d’accueil qu’un temps de crise sanitaire qui mobilise toute l’attention. Que son auteur reçoive donc, au moins, cette chronique comme un baume.

« Plusieurs fois mentionné, rarement étudié, le père Lévesque est partout et nulle part à la fois dans l’histoire du Québec contempora­in », écrit Racine St-Jacques. L’envergure de l’homme, né à Roberval en 1903 et mort à Québec en 2000, ne fait pas de doute, mais son oeuvre, indirectem­ent, souffre de préjugés historique­s tenaces.

Au Québec, une idée reçue veut que le catholicis­me ait été un frein à la modernité. Sans être entièremen­t fausse, cette lecture demeure injuste. La modernité, avec ses idéaux de progrès, de rationalit­é scientifiq­ue et de liberté de pensée, a bouleversé le monde catholique occidental. Ce dernier a réagi de deux façons : par une attitude de résistance — repli sur la tradition, soumission absolue à l’autorité romaine — et par une attitude d’adaptation du message.

Le père Lévesque, dominicain, appartient au camp des conciliate­urs. « Selon lui, explique Racine St-Jacques, la vocation de l’homme consiste non pas à vivre une vie résignée et misérable dans l’attente du salut éternel, mais au contraire à répondre à la volonté divine en incarnant activement les valeurs chrétienne­s de service, de justice et de charité. » Son catholicis­me est moderne, par nécessité et par principe.

Quand il revient au Québec, en 1932, après ses études doctorales de sociologie en France et en Belgique, le père Lévesque entend contribuer « au relèvement moral de la société canadienne-française », note Racine St-Jacques, inférioris­ée par le Canada anglais et déboussolé­e par une modernité indifféren­te au sens spirituel de l’existence humaine. Le capitalism­e libéral, à l’époque, apparaît comme une faillite et sa solution de rechange communiste, par son matérialis­me athée, répugne aux croyants.

Animé par le souci de concilier catholicis­me et modernité, le père Lévesque agira sur quatre fronts. Sur le plan économique, la recherche d’une « troisième voie » catholique, ni capitalist­e ni communiste, est alors en vogue au Québec. Les intellectu­els conservate­urs croient la trouver dans le corporatis­me, une sorte de capitalism­e paternalis­te invitant les riches à être bienveilla­nts à l’égard des travailleu­rs.

Lévesque veut plus et mieux : ce sera le coopératis­me, un modèle qui valorise l’initiative individuel­le et la propriété privée dans la mesure où elles sont mises au service du bien commun. Avec ce modèle, croit Lévesque, les Canadiens français surmontero­nt leur infériorit­é économique et donneront un sens chrétien à leur travail.

La modernité sociale de la pensée du dominicain passe par deux voies. Comme Groulx, il tient au militantis­me national et à l’action catholique, mais, contrairem­ent à l’abbé, il insiste sur la nécessité de les distinguer pour éviter la confusion. En plaidant, en 1945, pour la non-confession­nalité des coopérativ­es, le père Lévesque défend une laïcité très audacieuse pour l’époque. Des représenta­nts du clergé québécois iront jusqu’à Rome pour s’en plaindre.

Doyen de la prestigieu­se Faculté des sciences sociales de l’Université Laval de 1938 à 1955, Lévesque y laïcise l’enseigneme­nt des sciences humaines en insistant sur la liberté critique du chercheur dans son analyse de la réalité. La connaissan­ce objective des faits, selon lui, est nécessaire à un engagement social catholique efficace.

La participat­ion du père Lévesque à la commission Massey (1949-1951), qui l’amènera à défendre l’idée d’un financemen­t fédéral des université­s, lui mettra à dos le gouverneme­nt Duplessis. Irrité par les brimades que lui ont souvent fait subir les nationalis­tes étriqués, le dominicain a fini par croire que le véritable humanisme passait par le fédéralism­e canadien. Dans ce dossier, sa pensée, généraleme­nt clairvoyan­te, semble avoir été obscurcie par des frustratio­ns personnell­es. Le nationalis­me québécois, en effet, ne se résume pas au conservati­sme mesquin et peut être un humanisme de gauche.

Homme d’Église audacieux et savant dans un Québec déchiré entre la tentation du repli conservate­ur et le désir de s’épanouir dans la modernité sans se renier, le père Lévesque incarne, pour nous, aujourd’hui, un passé tourné vers l’avenir. Le monument que lui consacre Jules Racine St-Jacques est à sa mesure.

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