Faut-il les soutenir toutes ?
Jour après jour, des entreprises petites et grandes lancent un appel à l’aide urgente des gouvernements. Jour après jour, ces derniers annoncent de nouveaux programmes pour y répondre d’une façon ou d’une autre: prêts et garanties de prêts pour les PME et les grandes sociétés, prise en charge d’une partie du loyer pour les commerces, subvention pouvant atteindre 75 % d’un maximum salarial admissible… la liste s’allonge. Tant à Québec qu’à Ottawa, les mandarins sont à l’oeuvre pour imaginer des mesures de soutien temporaire dont on évalue le coût à ce jour à au moins 150 milliards de dollars, dont la moitié pour le seul programme de subventions salariales dont la facture totale augmentera encore avec son prolongement au-delà des trois mois initiaux.
Si la part du lion de ces dépenses revient à Ottawa, Québec y met aussi un peu du sien dans les secteurs qui sont de sa compétence et pour des entreprises jugées stratégiques. Mais voilà : qu’est-ce qui est stratégique ? Venir en aide au commerce de détail, est-ce stratégique ? Si oui, selon quels critères : la présence d’un siège social au Québec ? La probabilité de survie après la crise ? Le Cirque du Soleil, dont les actionnaires majoritaires sont étrangers et sont les premiers responsables du niveau d’endettement excessivement élevé, mérite-t-il d’être sauvé par l’État sans réinvestissements importants de ces mêmes actionnaires de contrôle ?
Si plusieurs de ces questions n’ont pas été abordées de front depuis le début de cette crise, les prochains mois forceront à trancher dans le vif, et les débats seront difficiles.
Jusqu’à ce jour, Ottawa a évité de viser des secteurs ou des entreprises spécifiques au profit de programmes ouverts à tous. Dans l’urgence, c’était la chose à faire, comme le répète M. Trudeau. Mais à partir de maintenant, il faut se demander si toutes les grandes entreprises en demande méritent d’être secourues.
Prenons le cas de Produits récréatifs Bombardier (BRP inc.) qui fabrique le Ski-Doo. Dans son dernier rapport trimestriel, la compagnie écrit noir sur blanc qu’elle entend travailler à « l’optimisation mondiale de sa participation à tous les programmes gouvernementaux » créés à cause de la pandémie. Or, depuis trois ans BRP a versé plus de 300 millions de dollars par année au holding familial Beaudier (Beaudoin-Bombardier) pour leur racheter 11 millions d’actions et les retirer de la circulation. Ce faisant, la famille a privé la compagnie de ces précieuses liquidités qui auraient pu être réinvesties ou conservées pour les jours difficiles dans cette industrie cyclique.
BRP n’est pas la seule à avoir agi de la sorte: CGI a récemment racheté pour un milliard de dollars d’actions en circulation malgré une dette accumulée de 3,5 milliards de dollars. Les sociétés bien capitalisées vont jusqu’à accroître leur endettement si nécessaire pour racheter leurs titres et mousser la valeur des actions restantes en bourse. CGI fera-t-elle appel au programme de subventions salariales dont son président fut l’un des promoteurs ?
De son côté, la grande pétrolière Suncor a versé 6,7 milliards de dollars en rachat d’actions à ses actionnaires depuis 2017. Quant à Air Canada qui crie au secours, elle a « dépensé » 378 millions de dollars l’année dernière à travers son programme de rachat d’actions.
Cette pratique qui vise à récompenser les actionnaires est si populaire qu’il existe un indice des 50 sociétés les plus actives, le TXBB, duquel BRP, Air Canada et CGI font partie, tout comme Imperial Oil et Suncor.
Avec le Crédit d’urgence aux grands employeurs (CUGE) qu’il vient tout juste d’annoncer, Ottawa offre des prêts d’un minimum de 60 millions de dollars aux sociétés en difficulté ayant un chiffre d’affaires d’au moins 300 millions de dollars. Parmi les conditions posées figure l’interdiction de verser des dividendes et de racheter des actions pendant la durée du prêt. C’est la moindre des choses ! Mais on aurait aussi pu insister pour que ces sociétés se tournent vers leurs actionnaires avant de demander des prêts garantis par l’État et des subventions salariales.
Quant à Air Canada, certains proposent qu’elle soit nationalisée à nouveau, ne serait-ce que partiellement, au lieu de profiter d’une aide fédérale multimilliardaire dont les actionnaires seraient les premiers bénéficiaires à long terme.
L’idée mérite certainement d’être étudiée si la survie du transporteur est en jeu et les coûts trop élevés d’un sauvetage pour les contribuables. Mais société d’État ou privée, l’important est de protéger ce grand transporteur national qui vient de mettre à pied la moitié de son personnel tout en lui imposant des conditions comme la desserte de toutes les régions du pays à prix raisonnables, et le remboursement des clients floués par l’arrêt des activités, en mars dernier.