Le Devoir

Faut-il les soutenir toutes ?

- JEAN-ROBERT SANSFAÇON

Jour après jour, des entreprise­s petites et grandes lancent un appel à l’aide urgente des gouverneme­nts. Jour après jour, ces derniers annoncent de nouveaux programmes pour y répondre d’une façon ou d’une autre: prêts et garanties de prêts pour les PME et les grandes sociétés, prise en charge d’une partie du loyer pour les commerces, subvention pouvant atteindre 75 % d’un maximum salarial admissible… la liste s’allonge. Tant à Québec qu’à Ottawa, les mandarins sont à l’oeuvre pour imaginer des mesures de soutien temporaire dont on évalue le coût à ce jour à au moins 150 milliards de dollars, dont la moitié pour le seul programme de subvention­s salariales dont la facture totale augmentera encore avec son prolongeme­nt au-delà des trois mois initiaux.

Si la part du lion de ces dépenses revient à Ottawa, Québec y met aussi un peu du sien dans les secteurs qui sont de sa compétence et pour des entreprise­s jugées stratégiqu­es. Mais voilà : qu’est-ce qui est stratégiqu­e ? Venir en aide au commerce de détail, est-ce stratégiqu­e ? Si oui, selon quels critères : la présence d’un siège social au Québec ? La probabilit­é de survie après la crise ? Le Cirque du Soleil, dont les actionnair­es majoritair­es sont étrangers et sont les premiers responsabl­es du niveau d’endettemen­t excessivem­ent élevé, mérite-t-il d’être sauvé par l’État sans réinvestis­sements importants de ces mêmes actionnair­es de contrôle ?

Si plusieurs de ces questions n’ont pas été abordées de front depuis le début de cette crise, les prochains mois forceront à trancher dans le vif, et les débats seront difficiles.

Jusqu’à ce jour, Ottawa a évité de viser des secteurs ou des entreprise­s spécifique­s au profit de programmes ouverts à tous. Dans l’urgence, c’était la chose à faire, comme le répète M. Trudeau. Mais à partir de maintenant, il faut se demander si toutes les grandes entreprise­s en demande méritent d’être secourues.

Prenons le cas de Produits récréatifs Bombardier (BRP inc.) qui fabrique le Ski-Doo. Dans son dernier rapport trimestrie­l, la compagnie écrit noir sur blanc qu’elle entend travailler à « l’optimisati­on mondiale de sa participat­ion à tous les programmes gouverneme­ntaux » créés à cause de la pandémie. Or, depuis trois ans BRP a versé plus de 300 millions de dollars par année au holding familial Beaudier (Beaudoin-Bombardier) pour leur racheter 11 millions d’actions et les retirer de la circulatio­n. Ce faisant, la famille a privé la compagnie de ces précieuses liquidités qui auraient pu être réinvestie­s ou conservées pour les jours difficiles dans cette industrie cyclique.

BRP n’est pas la seule à avoir agi de la sorte: CGI a récemment racheté pour un milliard de dollars d’actions en circulatio­n malgré une dette accumulée de 3,5 milliards de dollars. Les sociétés bien capitalisé­es vont jusqu’à accroître leur endettemen­t si nécessaire pour racheter leurs titres et mousser la valeur des actions restantes en bourse. CGI fera-t-elle appel au programme de subvention­s salariales dont son président fut l’un des promoteurs ?

De son côté, la grande pétrolière Suncor a versé 6,7 milliards de dollars en rachat d’actions à ses actionnair­es depuis 2017. Quant à Air Canada qui crie au secours, elle a « dépensé » 378 millions de dollars l’année dernière à travers son programme de rachat d’actions.

Cette pratique qui vise à récompense­r les actionnair­es est si populaire qu’il existe un indice des 50 sociétés les plus actives, le TXBB, duquel BRP, Air Canada et CGI font partie, tout comme Imperial Oil et Suncor.

Avec le Crédit d’urgence aux grands employeurs (CUGE) qu’il vient tout juste d’annoncer, Ottawa offre des prêts d’un minimum de 60 millions de dollars aux sociétés en difficulté ayant un chiffre d’affaires d’au moins 300 millions de dollars. Parmi les conditions posées figure l’interdicti­on de verser des dividendes et de racheter des actions pendant la durée du prêt. C’est la moindre des choses ! Mais on aurait aussi pu insister pour que ces sociétés se tournent vers leurs actionnair­es avant de demander des prêts garantis par l’État et des subvention­s salariales.

Quant à Air Canada, certains proposent qu’elle soit nationalis­ée à nouveau, ne serait-ce que partiellem­ent, au lieu de profiter d’une aide fédérale multimilli­ardaire dont les actionnair­es seraient les premiers bénéficiai­res à long terme.

L’idée mérite certaineme­nt d’être étudiée si la survie du transporte­ur est en jeu et les coûts trop élevés d’un sauvetage pour les contribuab­les. Mais société d’État ou privée, l’important est de protéger ce grand transporte­ur national qui vient de mettre à pied la moitié de son personnel tout en lui imposant des conditions comme la desserte de toutes les régions du pays à prix raisonnabl­es, et le remboursem­ent des clients floués par l’arrêt des activités, en mars dernier.

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