Le Devoir

Nouvelle ère au cimetière

Au Repos Saint-François d’Assise, la COVID-19 bouleverse le quotidien

- AMÉLI PINEDA

Le confinemen­t imposé par la pandémie complique le deuil de nombreuses familles, qui doivent rendre un dernier hommage à leur proche dans une certaine solitude, souvent loin de l’image du défunt. C’est le cas de Louis et Claude Desrosiers, issus d’une famille nombreuse et unie, qui ont dû se résoudre à enterrer leur mère en l’absence de tous ceux qui l’aimaient. Le Devoir a passé une journée au cimetière montréalai­s Le Repos Saint-François d’Assise, où la COVID-19 bouleverse le quotidien.

« C’est une sale époque pour vivre, mais c’est surtout une sale époque pour mourir », confie Louis Desrosiers, qui vient d’assister à la mise en terre de sa mère par un vendredi pluvieux du mois de mai. Elle est décédée la semaine précédente. « Elle n’est pas morte de la COVID-19, mais disons que le virus a eu un effet sur sa fin de vie », poursuit son frère, Claude.

Âgée de 97 ans, la mère de six enfants, grand-mère douze fois et arrière-grand-mère trois fois, a été admise en CHSLD en pleine pandémie. « J’ai l’impression qu’elle s’est sentie délaissée. Elle est arrivée là, et plus personne ne la visitait, elle n’avait plus de contact avec nous », se désole Claude.

Les dommages collatérau­x sont nombreux, même lorsqu’un proche décède d’autre chose que la COVID19, confient les deux frères. « Ça nous prive de la chaleur et de l’amitié des gens autour de nous, qui auraient été là pour sympathise­r avec nous », mentionne Louis.

Quelques heures plus tôt, une autre famille a eu le temps de pique-niquer près de la pierre tombale où repose désormais leur mère décédée quelques jours avant le début de la pandémie. À deux mètres de distance les uns des autres, les trois frères et soeurs ont formé un cercle avec leurs chaises de camping pour se recueillir

et partager ce dernier au revoir à leur mère. « On l’a mise à côté de notre père », explique Danielle Durand. Son frère, Jean, sa soeur, Hélène, et elle ont décidé d’aller de l’avant avec les funéraille­s. « Je suis soulagée qu’elle soit partie avant la pandémie, je pense qu’on aurait vécu ça très difficilem­ent de ne pas être capables de la voir du tout, de ne pas savoir si elle est bien, ne pas pouvoir lui parler quand on veut », confie Hélène, soulignant que sa mère était hébergée dans un CHSLD privé.

Au moment de notre visite, seules deux personnes pouvaient assister aux funéraille­s de leur proche, afin de respecter la distanciat­ion physique. Certaines exceptions étaient cependant tolérées. À partir de lundi, un maximum de 10 personnes sera autorisé à assister aux rites. « Un cimetière, c’est une petite ville avec une vocation particuliè­re, qui est d’accueillir les défunts. Avant d’être un lieu de mort, c’est surtout un lieu de vie », souligne Alain Chartier, directeur général du Repos SaintFranç­ois d’Assise. « C’était important de le garder ouvert, parce que c’est un grand parc, où les gens viennent se recueillir, marcher ou encore faire leur jogging. Par contre, il fallait le faire en s’assurant qu’il n’y ait pas de rassemblem­ents », explique-t-il.

Tandis que le nombre de décès s’est accéléré, il a fallu redoubler d’efforts pour que la pandémie ne devienne pas un obstacle à l’accompagne­ment aux familles des défunts. La moitié des huit services prévus cette journée-là au cimetière concernaie­nt des personnes décédées de la COVID-19. Le virus fait vivre un désarroi aux familles jusqu’à cette étape ultime. En effet, les personnes décédées après l’avoir contracté ne peuvent être exposées, et seules l’inhumation ou la crémation par le feu sont permises par la Santé publique. « Il y a des familles qui ne voulaient ni l’un ni l’autre de ces deux choix-là. C’est très difficile pour elles parce que, souvent, les proches n’ont pas eu la chance d’aller les voir une dernière fois au CHSLD, ça faisait peut-être plus de deux mois qu’ils ne se voyaient pas. Voir sa mère décéder devant un écran ou être à côté d’elle et lui tenir la main, ce n’est pas la même chose », souligne M. Chartier.

Les dépouilles des victimes de la COVID-19 ne peuvent pas être déposées en crypte, une tradition funéraire notamment pour les familles italiennes, portugaise­s et haïtiennes. Des restrictio­ns qui pèsent lourd pour plusieurs enfants ayant l’impression de trahir leurs parents. « Un homme m’a téléphoné tous les deux jours pendant deux semaines, parce qu’il se sentait coupable de ne pas avoir respecté les dernières volontés de sa mère », raconte Carol-Ann Dickinson, qui conseille les familles dans les arrangemen­ts funéraires au Repos Saint-François d’Assise. Depuis le début de la pandémie, le cimetière a d’ailleurs fermé l’accès aux 11 mausolées, qui abritent 20 000 cryptes.

Au front

Les cortèges sont devenus l’exception, mais l’achalandag­e au cimetière est loin de diminuer pour autant. Les fourgons funéraires se succèdent, créant parfois des bouchons de circulatio­n près de l’établissem­ent où sont entreposés les défunts. « Des line-up de six ou sept fourgons, c’est devenu courant », mentionne Pierre Vallée, qui cumule 34 ans d’expérience en transport funéraire.

Exerçant un métier de l’ombre, les transporte­urs font eux aussi face aux difficulté­s de la pandémie. « On ne fait pas que transporte­r les corps, on est sur la ligne de front nous aussi », explique M. Vallée, en ouvrant les portières du fourgon où se trouvent six corps, dont quatre sont ceux d’aînés décédés du coronaviru­s. « C’est nous qui récupérons les corps dans les zones rouges des CHSLD. On n’a pas le droit à l’erreur, on doit avoir tout l’équipement de protection pour ne pas être contaminés. »

On n’arrive pas à aller chercher tous les corps, alors qu’on finit parfois à 22 h, et il y en aurait encore à aller récupérer. C’est en continu en ce moment.

SÉBASTIEN BRISSON

Un homme m’a téléphoné tous les deux jours pendant deux semaines, parce qu’il se sentait coupable de ne pas avoir respecté les dernières volontés de sa mère

CAROL-ANN DICKINSON

Le nombre de corps à transporte­r s’est multiplié du jour au lendemain. « La moyenne, c’est environ cinq, maximum sept. En ce moment, ce n’est pas en bas de dix, on parle même souvent de quinze. On n’arrive pas à aller chercher tous les corps, alors qu’on finit parfois à 22 h et il y en aurait encore à aller récupérer. C’est en continu en ce moment », indique Sébastien Brisson, un autre transporte­ur funéraire.

Les prochains mois, les transporte­urs n’osent pas trop y penser. « Il faut essayer d’oublier ce qu’on voit, parce que, psychologi­quement, il y a des journées qui ne sont pas faciles. Ce n’est pas gai ce qu’on fait en partant, mais là, en ce moment, en temps de pandémie, c’est raide », confie M. Vallée.

Une fois les boîtes en carton contenant les dépouilles débarquées des fourgons, elles sont transporté­es au sous-sol sur un tapis mécanique vers des salles réfrigérée­s. L’une d’entre elles est désormais réservée aux personnes décédées de la COVID-19. « On a trois salles réfrigérée­s pour si, justement, il y avait une tragédie comme un tremblemen­t de terre, un accident de métro, ou quelque chose de grave, comme la COVID-19. On peut entreposer jusqu’à 600 cercueils », explique le responsabl­e du service à la clientèle, Robert McDuff.

En temps normal, il arrive qu’au maximum une vingtaine de dépouilles y soient entreposée­s, le temps que les familles planifient les arrangemen­ts funéraires. Dans les dernières semaines, jusqu’à une soixantain­e de corps s’y sont retrouvés. « Des CIUSSS et des CISSS ont réservé une des salles réfrigérée­s pour que leur morgue ne déborde pas », indique Élise Briand, directrice du service à la clientèle.

Avec la hausse du nombre de décès, le cimetière a dû ajouter des quarts de travail pour la crémation des dépouilles afin d’éviter qu’elles ne s’accumulent. « Normalemen­t, on fait neuf crémations par jour, du lundi au vendredi. Il a fallu s’ajuster pour en faire quinze par jour, et on fait aussi rentrer quelqu’un le samedi pour en faire neuf autres », indique M. McDuff.

La dernière fois que les employés du cimetière avaient été obligés de faire des heures supplément­aires remonte à 1998, lors de la crise du verglas. « À l’époque, c’était pour dépanner les maisons funéraires de la Montérégie qui avaient manqué d’électricit­é. Ce n’était toutefois pas dû à un surplus de décès », précise M. McDuff.

À l’étage où se trouve le four crématoire, Dominique Lévesque place sur une table élévatrice, une à la fois, les boîtes de trois défunts. La porte métallique du premier four s’ouvre, laissant émerger une bouffée de chaleur, et l’employé appuie sur un bouton pour y faire entrer le cercueil de carton.

« Avec toutes les précaution­s qui sont prises, je me sens mieux protégé ici qu’à l’épicerie », lance M. Lévesque. « Ce ne sont pas les dépouilles des gens infectés à la COVID-19 qui m’inquiètent, ce sont celles des gens décédés d’autres causes, parce que la famille a pu aller pleurer dessus, les toucher, il faut donc toujours les traiter comme si elles étaient toutes des cas de COVID-19 », dit-il.

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RENAUD PHILIPPE LE DEVOIR Louis et Claude Desrosiers ont dû rendre hommage à leur mère sans pouvoir être entourés de leur famille afin de respecter les règles de distanciat­ion en vigueur, lors de notre passage au cimetière Le Repos Saint-François-d’Assise, à Montréal.
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Avec la distanciat­ion physique qu’exige la pandémie, les rites funéraires devront être réinventés, estiment les membres de la famille Durand, venus piquenique­r près de la pierre tombale de leur mère.
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Les transporte­urs funéraires sont aussi au front, récupérant quotidienn­ement des dizaines de corps.
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La moitié des dépouilles transporté­es sont celles de personnes ayant succombé à la COVID-19.
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Jusqu’à
600 cercueils peuvent être entreposés dans les trois salles réfrigérée­s du cimetière.
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Benoit Salvail, graveur de pierre tombale, s’attend à être très sollicité dans les prochaines semaines en raison des nombreux décès liés à la pandémie.
PHOTOS RENAUD PHILIPPE LE DEVOIR 1. Le dépouilles des personnes décédées de la COVID-19 sont entreposée­s en attente de leur crémation. 2. Avec la distanciat­ion physique qu’exige la pandémie, les rites funéraires devront être réinventés, estiment les membres de la famille Durand, venus piquenique­r près de la pierre tombale de leur mère. 3. Les transporte­urs funéraires sont aussi au front, récupérant quotidienn­ement des dizaines de corps. 4. La moitié des dépouilles transporté­es sont celles de personnes ayant succombé à la COVID-19. 5. Jusqu’à 600 cercueils peuvent être entreposés dans les trois salles réfrigérée­s du cimetière. 6. Benoit Salvail, graveur de pierre tombale, s’attend à être très sollicité dans les prochaines semaines en raison des nombreux décès liés à la pandémie.
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