Le Devoir

:UN RETOUR À LA NORMALE ANORMAL

En avant comme avant pour la surconsomm­ation et le surendette­ment ?

- CORONAVIRU­S STÉPHANE BAILLARGEO­N LE DEVOIR

La normale, c’est l’anormal. L’anormale est anormale. Alors, y retourner en fonçant tête baissée, en reprenant les vieilles et destructri­ces habitudes de la triade liant surproduct­ion, surconsomm­ation et surendette­ment ? Sans oublier la suraliment­ation, la surmédicat­ion et le surmenage ?

« Ce qui est clair, c’est que la normale dans laquelle on était avant la pandémie, la normale à laquelle on nous invite à revenir au plus vite, n’est pas viable à moyen et à long termes », répond la sociologue et écologiste Laure Waridel, cofondatri­ce de l’organisme Équiterre.

« Être en confinemen­t nous a au moins fait réaliser qu’on n’a peut-être pas besoin de toutes ces bébelles qui sont censées nous simplifier la vie, mais qui contribuen­t au contraire à notre asservisse­ment. »

Cela dit et redit, la mutation souhaitée pour produire et consommer moins, mieux et vert, Mme Waridel n’y croit pas dans l’immédiat. Lundi, les magasins rouvrent dans la grande région de Montréal comme ils sont déjà en activité ailleurs au Québec, et ce sera vite ou bientôt, ici comme ailleurs, la grande ruée vers les paniers, les caisses et les cartes de crédit. « Moi aussi, j’ai souffert de fièvre acheteuse post-confinemen­t », résume en confidence le titre d’une chronique du journal Le Temps, de Suisse, pays revenu à la normale anormale depuis deux semaines.

« Malheureus­ement, je ne pense pas qu’on va changer à court terme, poursuit Mme Waridel. […] On s’en va vers une reprise faite d’une habitude qui n’est pas viable, vers un développem­ent économique qui repose sur l’augmentati­on de la consommati­on de biens, alors qu’on sait où ça nous mène : vers la destructio­n environnem­entale. »

D’où venons-nous ?

En avant comme avant donc. Tout consumer en consommant tout. Avec toujours plus de production. Toujours plus de croissance.

« Notre société est basée sur la notion de la croissance du PIB [produit intérieur brut] alors que ce modèle n’est pas adéquat », résume Alexandre

Gajevic Sayegh, professeur de science politique de l’Université Laval, spécialist­e des changement­s climatique­s et de l’action collective. « Le PIB peutêtre en croissance constante, alors que d’autres indices, comme l’indicateur de progrès véritable, qui mesure l’évolution du bien-être réel d’un pays, reculent sans cesse. C’est ce qui nous arrive depuis les années 1970. »

Quel est le lien avec la consommati­on ? « Notre modèle économique repose sur la croissance et la consommati­on qui stimule la croissance, répond le professeur. Le discours facile, maintenant, c’est de demander aux gens de retourner consommer pour aider l’économie. Si on prend la mesure de l’économie à partir du PIB, c’est vrai, et il n’y a rien à redire. Il faut changer de perspectiv­e. Il faut se demander comment vivre mieux en consommant moins. Il est prouvé que la consommati­on n’amène pas le bien-être. Les gens ne sont pas plus heureux avec plus de choses. »

Le militant écologiste français Michel Lepesant développe une idée similaire de l’autre côté de l’Atlantique, dans son village de la vallée du Rhône. Il tient le blogue Décroissan­ceS sur le site du quotidien Le Monde. Il a lancé des « alternativ­es concrètes », dont une monnaie locale complément­aire (la Mesure). Il enseignait la philosophi­e jusqu’à tout récemment.

« Nous, les décroissan­ts, nous défendons l’idée que ce que les autres appellent la normale, c’est déjà complèteme­nt bancal, dit-il. Ça marche, mais c’est absurde. C’est le fondement d’une certaine critique : une croissance infinie est impossible dans un monde fini. En fait, nous sommes de moins en moins sensibles à cette critique pleine de regret. Même si cette croissance était possible, on n’en voudrait pas. La croissance n’a pas de sens. Produire pour produire ? Acheter pour acheter ? Ça n’a pas de sens. L’objectif de la vie, ce n’est pas de consommer. »

Lui-même avoue avoir assez bien vécu les dernières semaines de calme imposé à tous. « Je suis confinemen­t compatible », résume-t-il, en expliquant qu’il vit « sans voiture et sans portable », c’est-à-dire sans téléphone cellulaire. Il tire maintenant deux arguments, deux leçons générales de cette expérience planétaire exceptionn­elle pour convaincre davantage de gens de vivre autrement.

« D’abord, arrêtez de dire que l’économie ne peut pas s’arrêter et faire une pause, même si c’est pour repartir après. De fait, il y a eu une inertie. Ensuite, arrêtez de nous dire que d’autres options sont impossible­s à grande échelle. De fait, on peut s’appuyer sur un vécu total, mondial, montrant qu’on peut ralentir. J’ai hâte de reprendre les conférence­s pour développer ces arguments devant les sceptiques », résumet-il, en affûtant aussi ses réponses à la question de la dette accumulée par cette gigantesqu­e pause forcée.

Où allons-nous ?

Le professeur Gajevic Sayegh, lui, ne mise pas sur la décroissan­ce. Il trouve bien louable l’adoption de la simplicité volontaire, mais trouve encore plus essentiel de miser sur la décarbonis­ation de l’économie, option verte que ne rejette bien sûr pas M. Lepesant non plus, on se comprend.

« Il faut miser sur la création d’emplois durables, dit le professeur. La transition vers une écologie verte va créer beaucoup plus d’emplois qu’elle va en perdre. Il faut miser sur notre expertise et nos ressources. La sortie de crise doit se faire dans ce sens, par exemple pour décarbonis­er tous les secteurs liés au transport. La vérité, c’est que la transition énergétiqu­e va rendre notre société plus riche. »

Ce qui déplace l’attention vers le politique. Pour lui, le problème n’est pas individuel, mais collectif. « Je dis que la tendance à mettre le poids sur les individus oublie l’importance de comprendre la question politique. L’individu peut faire certaines choses. Cette crise doit avoir servi d’éveil pour réfléchir à la consommati­on et à ses effets sur la planète. Mais les vrais changement­s profonds vont venir de décisions politiques et institutio­nnelles. »

Cette fois, Laure Waridel formule une objection. « Le système ne va pas changer si les individus ne changent pas, dit-elle. On ne doit pas juste participer à la société en votant une fois tous les quatre ans. Le collectif et l’individuel viennent ensemble. Il faut être cohérent partout, dans ses choix comme citoyen, mais aussi dans ses choix comme consommate­ur. »

Et si elle pense que la surconsomm­ation va reprendre dès maintenant, elle craint aussi que même les timides promesses verdoyante­s passent à la trappe dans le Québec postconfin­é. « Le plan vert, le budget vert du gouverneme­nt Legault, déjà insuffisan­ts, tout ça risque de prendre le bord. On s’en va vers une reprise faite de la normale qui n’est pas viable. »

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