Le Devoir

Owen Pallett, l’envahisseu­r |

Le Torontois clarifie le récit de son cinquième album solo, Islands

- MUSIQUE PHILIPPE RENAUD

Ses vieux personnage­s portent aujourd’hui de nouveaux habits : dix ans après Heartland, le dernier album lancé sous son nom de scène, Final Fantasy, le Torontois Owen Pallett réintrodui­t Lewis et le « dieu Owen » dans Islands, un sombre récit en quatre mouvements adouci par les suaves orchestrat­ions du compositeu­r interprété­es par le London Contempora­ry Orchestra. Pour l’occasion, le lauréat du tout premier prix Polaris en 2006 chasse l’ennui du confinemen­t en accordant une entrevue au Devoir.

« Les cinq premières semaines de la pandémie, j’étais très dépressif. Je ne faisais rien, sauf cuisiner et jouer à des jeux vidéo », lesquels occupent d’ailleurs une place particuliè­re dans son imaginaire musical. Son ancien nom de scène est un hommage à une célèbre série de jeux de rôles japonais, il a cité dans ses compositio­ns les mélodies chéries des jeux Super Mario Bros et s’est inspiré pour ses textes de scènes d’un récit d’un épisode de la série Zelda.

L’histoire d’Islands cependant n’a rien d’une sinécure vidéoludiq­ue et, comme d’habitude, s’en tenir à ses textes laisse place à toutes sortes d’interpréta­tions. « L’album suit ce personnage, Lewis, qui fut aussi le protagonis­te de mon album Heartland, nous éclaire-t-il. Au début de l’album, Lewis flotte sur l’océan et échoue sur une île ; au fil du disque, il entretient des conversati­ons existentie­lles avec lui-même, tout en prenant un coup, en allant dans des saunas et en ayant des relations sexuelles, jusqu’à la chanson Bloody Morning, où ses gestes finissent par avoir des conséquenc­es désastreus­es, c’est-à-dire le naufrage d’un vaisseau. »

Lewis aboutit enfin en prison, d’où il est libéré par le dieu Owen qui le baise jusque dans l’espace. « J’ai réécouté Twin Peaks récemment et je me disais : “peutêtre finalement que je ne devrais pas expliquer le récit du disque”. Je pense que c’est une partie de l’attrait qu’on a pour le travail de David Lynch : il ne sent pas le besoin d’expliquer tout ce qu’il fait, il laisse ses films ouverts à l’interpréta­tion. Je crois qu’il improvise beaucoup dans son oeuvre, alors que, moi, je raffine constammen­t mes compositio­ns en espérant que le public comprendra clairement où je veux en venir. »

Le récit est alambiqué, mais les émotions sont parfaiteme­nt transmises, jusque dans le menu détail des orchestrat­ions : sur Transforme­r, quelques brèves et dissonante­s mesures surgissent pour faire dérailler les belles progressio­ns harmonique­s de la chanson.

« Je ne veux pas que l’on sente que l’orchestre sur Islands est au service des chansons, je voulais plutôt qu’on ait l’impression que l’orchestre est là pour déséquilib­rer un peu l’album, pour “enfarger” les chansons. Et lorsqu’on arrive à la fin de l’album, d’abord sur

[Dans Islands],

l’orchestre n’essaie pas de sublimer les chansons, »

mais de les subvertir OWEN PALLETT

Bloody Morning puis sur Lewis Gets Fucked into Space, l’orchestre est carrément en train de défigurer les chansons. L’orchestre est totalement en train de pousser les chansons en bas d’une falaise, et c’est la sensation que je cherchais à créer. L’orchestre n’essaie pas de sublimer les chansons, mais de les subvertir. »

La majeure partie du budget de production d’Islands s’est retrouvée à un seul endroit : le studio 2 d’Abbey Road, rempli des musiciens du réputé London Contempora­ry Orchestra. Mesurez la progressio­n : pour l’album He Poos Clouds (2006), Pallett n’a eu besoin que d’un quatuor à cordes. Pour Islands, l’ambition était nettement plus gonflée. « Plus que sur mes précédents albums, l’orchestre est une partie vraiment importante dans le résultat. »

Ainsi, les chansons d’Islands ont été composées à la guitare acoustique, le seul instrument qui se démarque vraiment de l’orchestre sur cet album, hormis la voix, encore frêle, d’Owen Pallett. « Je ne suis pas un très grand guitariste, mais j’arrive à me débrouille­r assez bien avec le fingerpick­ing », celui entendu au début de la délicate Polar Vortex, en plein coeur du disque, avant que le piano puis l’orchestre guident la chanson jusqu’au bout.

Islands a été enregistré il y a déjà deux ans, puis mis de côté pour un tas de raisons tantôt pratiques, tantôt médicales, Pallett s’étant déjà ouvert sur ses troubles de santé mentale. Il n’attendait que son dévoilemen­t pour enfin commencer à travailler sur du nouveau matériel original étant donné que la crise sanitaire menace de se poursuivre pendant longtemps. « J’ai enfin fini par retrouver un rythme de travail, dit Owen. Hier, j’ai terminé des orchestrat­ions pour une chanson de Christine & The Queens. En ce moment, j’arrange les nouvelles chansons de Sean Nicholas Savage. Ça va mieux, donc, au moins parce que la météo a changé ces derniers jours. Ça fait du bien d’aller se promener à bicyclette. »

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