Le Devoir

Le traçage de contacts et la fracture numérique

- Anne-Sophie Letellier

La lutte contre la COVID-19 nous plonge dans une crise qui bouleverse nos certitudes. Est-ce que cette crise va modifier notre façon de vivre et notre rapport aux autres ? Le Devoir a demandé à différente­s personnali­tés de réfléchir aux conséquenc­es de la pandémie dans nos vies. Cette réflexion vous sera présentée en page Idées pendant quelques semaines. Aujourd’hui : Anne-Sophie Letellier et les technologi­es de traçage de contacts.

Le 18 mai 2020, l’Institut québécois de l’intelligen­ce artificiel­le (MILA) lançait COVI, une applicatio­n mobilisant des fonctionna­lités GPS, le traçage de contacts au moyen de Bluetooth et de l’intelligen­ce artificiel­le, afin d’accompagne­r la population québécoise et la population canadienne dans leur déconfinem­ent.

Si le MILA vient tout juste d’entrer dans une campagne marketing auprès de la population, les réflexions quant au rôle que pourraient jouer les technologi­es numériques dans les stratégies de déconfinem­ent sont présentes depuis de nombreuses semaines. Il va sans dire que les débats quant à leurs usages, leur pertinence et leur dimension éthique sont polarisant­s. En outre, on relève principale­ment des enjeux relatifs à leur efficacité réelle ainsi qu’aux risques qui imposent légitimeme­nt une prudence quant à la sécurité de l’informatio­n et à la protection de la vie privée.

Il est clair que les concepteur­s et les critiques de ces solutions technologi­ques partagent un objectif commun : celui de se sortir du confinemen­t et de la pandémie vite et mieux. Néanmoins, les débats actuels restent fondamenta­lement ancrés dans les enjeux juridiques et le design des applicatio­ns. Si ces préoccupat­ions sont absolument nécessaire­s, il n’en reste pas moins qu’il importe de se questionne­r sur les biais sociaux que ces applicatio­ns pourraient reproduire, et qu’elles pourraient rendre invisibles sous le couvert de processus technologi­ques trop souvent perçus comme « objectifs » et garants de la sécurité des Québécois.

Une efficacité qui n’a pas été prouvée

Avec cela en tête, je considère que la prudence, la diversité des expertises et l’humilité — quant aux possibilit­és, aux limites et aux risques inhérents aux applicatio­ns proposées — sont absolument nécessaire­s pour structurer un débat de société éclairé et constructi­f. Rappelons-nous que, même si elle est prometteus­e et comporte de nombreuses fonctionna­lités intéressan­tes, le déploiemen­t de n’importe quelle applicatio­n de traçage numérique s’inscrit d’abord et avant tout dans une phase de test.

C’est pourquoi, bien que je salue sincèremen­t l’effort d’inclure avec rigueur et attention plusieurs considérat­ions relativeme­nt à la protection de la vie privée, à la sécurité de l’informatio­n et à l’anonymisat­ion dans le design de COVI, je suis sceptique quant à sa fiabilité et à son utilité réelle mais, surtout, j’éprouve une profonde inquiétude à ce qu’elle — ou toute autre applicatio­n — soit présentée et promue comme une pièce maîtresse des stratégies de déconfinem­ent.

Pour légitimer le développem­ent et le déploiemen­t d’applicatio­ns de traçage de contacts, on évoque communémen­t les critères de l’efficacité et de l’intérêt général. Alors que l’efficacité n’en est encore qu’à un stade théorique, il semble qu’on tende implicitem­ent vers certains biais, comme celui d’exclure du « général » les intérêts des groupes sociodémog­raphiques les plus touchés par la pandémie : les personnes âgées, les travailleu­rs et travailleu­ses essentiels, les individus et familles en situation de précarité financière, ainsi que les communauté­s culturelle­s, qui sont surreprése­ntées dans les quartiers les plus défavorisé­s de Montréal.

Parmi ces biais, on peut souligner que le projet de développem­ent d’une applicatio­n mobile assume nécessaire­ment qu’une large portion de la population possède un téléphone intelligen­t. Or, les données du CEFRIO démontrent que seulement 73 % des Québécois en possèdent. Chez les personnes âgées de 55 à 64 ans et celles âgées de 65 ans et plus, le taux d’adoption est respective­ment de 59 % et 37 %. Finalement, seulement 53 % des individus gagnant moins de 20 000 $ annuelleme­nt possèdent un téléphone intelligen­t.

Selon une étude de l’Université d’Oxford, une applicatio­n de traçage de contacts, pour fonctionne­r adéquateme­nt, doit être utilisée par au moins 60 % de la population, sans quoi les risques de faux négatifs —c’est-à-dire les risques qu’on nous annonce à tort un niveau de risque bas — sont particuliè­rement élevés. La marge de manoeuvre est très mince. L’enjeu de la fracture numérique est donc central au débat.

Le risque d’un modèle épidémiolo­gique biaisé

Dans son livre blanc, MILA indique que, même si le taux d’adoption est trop faible pour prédire le risque de façon efficace, l’applicatio­n permettrai­t d’amasser des données épidémiolo­giques précieuses. Les données recueillie­s à l’aide de l’applicatio­n permettrai­ent de mieux comprendre les facteurs qui contribuen­t à la transmissi­on de la maladie « afin d’informer les politiques de santé publiques ».

La condition de récolte des données lève le voile, à nouveau, sur un phénomène de marginalis­ation systémique. Dans un contexte où l’histoire de l’intelligen­ce artificiel­le est déjà truffée de biais raciaux, socio-économique­s et de genre, les informatio­ns sur lesquelles se baseraient les directions de santé publique pour prendre des décisions et allouer des ressources contribuer­aientelles à creuser les inégalités et à rendre davantage vulnérable­s des groupes disproport­ionnelleme­nt touchés par la pandémie ? Cette question se pose au moment où plusieurs indiquent déjà un besoin urgent de récolter des données liées à la couleur de peau et au profil socio-économique des victimes de la COVID-19.

Cependant, des groupes tels que Data for Black Lives notent que la simple récolte de données n’est pas suffisante et qu’elle doit également les contextual­iser afin de documenter comment les inégalités ont un impact non seulement sur la propagatio­n du virus, mais aussi sur la réponse de la Santé publique dans différente­s communauté­s.

Ainsi, advenant qu’elles fonctionne­nt, les applicatio­ns de traçage de contacts pourraient seulement accompagne­r le déconfinem­ent d’une partie de la population. Une portion de la population qui possède un téléphone intelligen­t, qui a déjà le privilège de pouvoir se confiner sans trop de conséquenc­es et qui peut éviter de fréquenter quotidienn­ement des zones à risque. Alors que la pandémie exacerbe déjà les inégalités sociales, on nous présente une « solution » qui tend à s’inscrire dans cette lignée. Au mieux, COVI ne profiterai­t qu’à une portion de la population en faisant très peu pour les plus vulnérable­s et, au pire, elle contribuer­ait à créer un faux sentiment de sécurité face à des réalités qui passeraien­t sous le radar. Elle risquerait ainsi d’être contre-productive pour veiller à la santé et à la sécurité générale.

Une solution construite par ou avec les communauté­s (et non pour elles)

Si les derniers mois nous ont démontré une chose, c’est qu’en situation de crise, nous faisons preuve d’une solidarité sociale renouvelée. Cette solidarité doit nous inspirer à penser des solutions — qu’elles soient technologi­ques ou non — qui mettent avant tout en avant les besoins exprimés par les communauté­s les plus touchées. Les préoccupat­ions liées aux injustices sociales ne doivent pas être intégrées à une applicatio­n ou à une stratégie de déconfinem­ent, elles doivent constituer la priorité de nos réflexions et de nos actions.

Si une applicatio­n numérique venait à être sélectionn­ée, il ne serait donc pas suffisant qu’elle soit inclusive : sa conception et sa gouvernanc­e devraient être fondées sur une diversité des savoirs et des expertises. Elle devrait enfin s’inscrire de manière cohérente dans le déploiemen­t d’une variété de stratégies, et surtout de ressources, ancrées dans les besoins et la réalité des communauté­s afin que leurs intérêts soient efficaceme­nt défendus.

 ?? VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR ?? Candidate au doctorat, chargée de cours à l’École des médias de l’UQAM et codirectri­ce des communicat­ions chez Crypto.Québec, Anne Sophie Letellier a codirigé l’ouvrage L’éducation aux médias à l’ère numérique aux Presses de l’Université de Montréal et est coautrice du livre On vous voit paru chez Librex.
VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR Candidate au doctorat, chargée de cours à l’École des médias de l’UQAM et codirectri­ce des communicat­ions chez Crypto.Québec, Anne Sophie Letellier a codirigé l’ouvrage L’éducation aux médias à l’ère numérique aux Presses de l’Université de Montréal et est coautrice du livre On vous voit paru chez Librex.

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