Le Devoir

Les anges ont un sexe, finalement

- FRANCINE PELLETIER fpelletier@ledevoir.com Sur Twitter : @fpelletier­1

Vues de plus en plus comme les véritables héroïnes de cette saga sanitaire, les préposées aux bénéficiai­res, et autres employées particuliè­rement mal payées du système de santé, n’auront jamais tant fait parler d’elles. Maintenant que nous comprenons un peu mieux la nature essentiell­e de leur travail — qui d’autre s’occupe en priorité de la dignité humaine ? —, on ne sait plus quoi faire pour les remercier. Tenez, la Banque CIBC, en partenaria­t avec le Globe and Mail, annonçait en pleine page, samedi dernier, Holidays for Heroes, des points vacances offerts à des préposées en centres d’hébergemen­t.

Il y a une raison qui explique qu’il a fallu près d’un demi-siècle avant de comprendre l’importance de ce travail largement invisible et très majoritair­ement féminin (plus de 80 %). Les « petites mains », pour reprendre la belle expression de Jean-François Nadeau, celles qu’on appelait jadis les garde-malades et les maîtresses d’école, ce travail typiquemen­t féminin et tout aussi typiquemen­t dévalorisé, sont une transposit­ion dans l’espace public de ce qui s’est longtemps passé dans l’espace privé. Loin des regards, comme les préposées aujourd’hui dans les CHSLD, les « gardiennes du foyer » s’occupaient, elles aussi, du menu fretin, de ce qui est perçu comme secondaire et de moindre importance : le travail de maison, avec tout ce qui en découle.

De la même façon que les infirmière­s, les auxiliaire­s à domicile et les préposées aux bénéficiai­res sont les strates géologique­s sur lesquelles repose le système de santé tout entier, les femmes au foyer ont longtemps été (et dans bien des cas le sont encore) les roues invisibles qui permettent au système économique de tourner. En entretenan­t physiqueme­nt, émotionnel­lement et, surtout, gratuiteme­nt « la force du travail », comme dirait Marx, les ménagères ont, bien malgré elles, ouvert la porte à cette idée (tenace) voulant que les femmes soient par nature des aidantes et des accompagna­trices, en plus d’être pétries du « don de soi ».

Les congrégati­ons religieuse­s, dont parlait dans ces pages le philosophe Jacques Dufresne, ont été les premières à transposer ce modèle dans l’espace public. Soignantes et éducatrice­s « dans l’âme » elles aussi, les soeurs travaillai­ent également gratuiteme­nt — par amour pour Dieu, plutôt que par amour pour le mari et les enfants. Puis arriva la Révolution tranquille main dans la main avec le mouvement de libération des femmes et, soudaineme­nt, les vieux modèles éclatèrent pour laisser place au nouveau.

Môman travaille pas, a trop d’ouvrage, le titre évocateur d’une pièce du Théâtre des cuisines (1975), était maintenant chose du passé. Les femmes pouvaient se réaliser, en théorie, dans le travail rémunéré de leur choix. Ce qui n’a pas empêché bon nombre d’entre elles de se diriger vers des emplois typiquemen­t féminins (garde-malades et maîtresses d’école), question de prendre la marche la plus immédiatem­ent accessible. Depuis, la multiplica­tion des femmes sur le marché du travail et les exploits de certaines d’entre elles — les femmes chefs d’État s’en tireraient apparemmen­t mieux en ces temps de pandémie — occultent le fait que le patriarcat n’est pas tout à fait mort, et que n’est pas disparue l’image qu’on se fait des femmes.

La pandémie est justement en train de défaire des décennies de progrès féministes, rapportent les médias. En retournant massivemen­t les femmes à la maison, celles-ci se voient obligées, souvent, de jouer les fées du logis. Chassez des siècles de conditionn­ement… et il revient au galop. « Une fois que le confinemen­t sera levé et que le virus aura battu en retraite, il n’est pas dit qu’une part de ces tâches qui se faisaient préalablem­ent à l’extérieur du domicile ne resteront pas dans le giron familial, ce qui risque d’affecter davantage les femmes », dit un article du Guardian. Sans oublier que plus de femmes, déjà plus touchées par le chômage que les hommes, sont affectées par les conséquenc­es sociales de la pandémie.

Alors, résumons. Depuis toujours, « l’économie formelle n’est possible que parce qu’elle est largement subvention­née par le travail qu’accompliss­ent les femmes gratuiteme­nt », selon Nahla Valji, conseillèr­e spéciale de l’ONU. De plus, les femmes jouent aujourd’hui un rôle essentiel sur le marché du travail. Comme dit l’ancienne ministre française de la Justice Christiane Taubira dans Le Monde : « Infirmière­s, aides-soignantes, caissières, enseignant­es, aides à la personne, personnel de nettoyage : c’est une bande de femmes qui fait tenir la société ! » Et tout ce que le gouverneme­nt Legault pense faire, face à ce bilan éloquent, c’est offrir quelques primes aux préposés tout en hésitant à régularise­r le statut de plusieurs « anges gardiennes » ? Ne voit-il donc pas la roue inexorable de l’Histoire qui tourne, poussant de plus en plus de femmes, écoeurées d’y laisser leur peau, à abandonner un travail pourtant qualifié aujourd’hui « d’essentiel » ?

L’heure n’est plus aux simples remercieme­nts ; l’heure est au reclasseme­nt. Traitons les travailleu­ses de la santé, comme celles en éducation, à la hauteur des services qu’elles nous rendent.

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