Le Devoir

Des vivats pour la presse écrite

- Florian Sauvageau et ancien journalist­e

J’entendais samedi dernier, chez Joël Le Bigot, à la radio de Radio-Canada, le journalist­e et essayiste français JeanFranço­is Kahn louer le travail de reportage et d’investigat­ion des journaux de son pays lors de la pandémie. « Les journalist­es se sont défoncés, se sont surpassés », disait-il.

N’en déplaise à plusieurs, je crois qu’on peut dire la même chose des journaux et des journalist­es québécois. Je ne me souviens pas d’un conflit ou d’une crise où les médias ont à ce point joué leur rôle de témoins d’une actualité incertaine et angoissant­e et de serviteurs de la démocratie. La télévision a aussi fait du bon travail, mais je dirai plus loin pourquoi j’insiste sur le journalism­e écrit.

Je sais que mon évaluation, forcément subjective, est bien loin de faire consensus. Rarement en effet les journalist­es auront-ils été autant critiqués qu’au cours des dernières semaines. Dès les premiers points de presse du trio de 13 h, en mars, les réseaux sociaux se sont enflammés. On a dénoncé des journalist­es trop agressifs, négatifs, impolis, qui auraient plutôt dû faire preuve de solidarité en participan­t au « ça va bien aller » en vogue. J’ai regardé la plupart de ces rencontres. J’y ai plutôt vu des journalist­es d’une politesse respectueu­se, malgré des réponses souvent évasives, parfois contradict­oires, et d’une patience que je n’aurais pas eue. Certaines questions pouvaient être boiteuses, mais J’ai cherché en vain une supposée attitude « méprisante » envers les décideurs.

Des critiques ont reproché la publicatio­n de témoignage­s hors contexte ne tenant pas compte de la complexité du système de santé ou demandé aux journalist­es de faire preuve de patience envers l’énorme machine que représente ce système (voir l’article de Caroline Montpetit, Le Devoir du 19 mai). Ce sont pourtant ces témoignage­s bouleversa­nts d’infirmière­s, de préposées, de proches des victimes, de citoyens répondant vainement à l’appel à l’aide du premier ministre (Je contribue !), qui ont fait voir l’horreur vécue en CHSLD et l’ineptie bureaucrat­ique du ministère et autres CIUSSS, et montré le fossé séparant le discours quotidien de 13 h de la réalité.

Le temps de la réflexion

Pourquoi insister sur le rôle joué par la presse écrite ? Parce qu’elle nous donne le temps de la réflexion. Comme la radio d’ailleurs. La télévision, si elle a aussi fait du bon travail de reportage et d’enquête et nous a permis de découvrir l’expertise et l’excellence de nombreux chercheurs, reste trop souvent obnubilée par la recherche d’images qui ne servent qu’à brouiller le message. La télévision d’informatio­n en continu en particulie­r, par son recours fréquent à des commentate­urs qui n’en savent souvent guère plus que vous et moi, et surtout par sa répétition en boucles des mêmes informatio­ns contribue largement à la surdose de nouvelles que nous vivons depuis des semaines et que certains voient comme un « facteur de déprime ».

En mars et pendant les premières semaines d’avril, les citoyens ont manifesté une grande soif d’informatio­n. Puis, une certaine morosité a pu s’installer. À cet égard, une enquête réalisée au début du mois au Royaume-Uni montre une « hausse significat­ive » (de 15 % à 22 % d’avril à mai) du nombre de ceux qui cherchent activement à éviter « souvent ou toujours » les nouvelles. Les deux tiers de ceux-là le font parce qu’elles affectent négativeme­nt leur humeur (« their mood ») (Reuters Institute for the Study of Journalism, 19 mai). Il y a là matière à réflexion. Mais cela ne doit pas faire oublier que sans le regard critique des journalist­es, et les appels au secours dont ils se sont faits les témoins, la crise que nous vivons aurait sans doute été plus dramatique encore.

Les journalist­es devront continuer à se surpasser pour la suite des choses. Déjà l’on a commencé à débattre de la pertinence d’une enquête (publique, scientifiq­ue, ou autre) sur les événements. Il ne faudrait surtout pas se limiter à l’autopsie de la crise, mais poser dès à présent des questions de fond sur le sort que notre société doit réserver aux vieux et sur l’avenir du mammouth bureaucrat­ique qu’est devenu le système de santé. Au-delà de la crise, des journalist­es, de la presse écrite et des autres médias, devront développer leurs connaissan­ces de ces enjeux structurel­s. Leur travail en gagnera en profondeur. Mais c’est en faisant entendre la voix des vieux, des malades, du personnel de santé, que journalist­es et médias joueront le mieux leur rôle et contribuer­ont à élaborer de meilleures politiques publiques. La presse est là pour témoigner, non pour palabrer.

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