Le Devoir

Pour que l’histoire ne se répète pas !

- Cadleen Désir Mère de trois enfants et femme d’affaires d’origine haïtienne, présidente-fondatrice de Déclic

J’ai 40 ans et je suis d’origine haïtienne. Mes parents sont arrivés au Québec, dans le quartier Saint-Michel, à Montréal, il y a 43 ans. Leurs diplômes n’étant pas reconnus ici, ils ont bâti leur carrière de A à Z.

Mon père cumulait deux emplois : à la boulangeri­e et à la manufactur­e. Rapidement, il a dû quitter la boulangeri­e à cause de son asthme. Il s’est donc mis à faire du taxi en plus de travailler à la manufactur­e. Au fil des ans, il a pu s’acheter un permis de taxi, puis un deuxième, pour ensuite bâtir son entreprise. Aujourd’hui, il a un commerce, il est propriétai­re de plusieurs immeubles et il a un permis de banque lui permettant de faire des prêts d’argent aux gens en situation précaire.

Ma mère a débuté comme réceptionn­iste chez Bell Canada. Au fil des ans, elle a gravi les échelons et est devenue adjointe de direction. À 40 ans, elle décide de faire des études de droit à temps partiel et devient la première femme noire notaire à exercer sur le terrain au Québec. Je vous fais grâce des difficulté­s qu’elle a eues à obtenir son stage, même si elle était la meilleure de sa cohorte. Aujourd’hui, elle a son étude de notaire.

Mes parents ont eu quatre enfants : deux filles et deux garçons, des jumeaux. Je suis l’aînée. À l’âge de cinq ans, juste avant ma maternelle, nous déménagion­s dans notre jumelé tout neuf à Chomedey, Laval.

Nous avons eu une éducation stricte. Beaucoup de règles. Pas de sorties tard le soir et beaucoup de responsabi­lités. J’ai toujours trouvé ça injuste comparativ­ement à mes amis qui pouvaient dormir chez des copains, sortir tard le soir, et qui avaient les moyens de partir en voyage. Nous, après l’école, nous devions aller donner un coup de main à l’entreprise familiale, faire les courses et préparer les repas pour la semaine. Nous n’avions pas droit à l’erreur. Lorsqu’on avait 80 % dans un examen, il fallait s’asseoir avec ma mère et expliquer pourquoi ce n’était pas 100 %…

Alors que nous avons eu le même terreau, les mêmes valeurs, les mêmes blessures familiales, je ne peux que constater, aujourd’hui, que nous ne sommes pas du tout au même stade. Les quatre enfants que nous étions ont conservé leurs valeurs familiales de résilience, d’entreprene­uriat et d’ownership. Toutefois, nos routes ont été très différente­s… Il y a les « filles » et il y a les « gars ».

Je ne comprenais pas lorsque mes frères, à l’âge de 14 ans, revenaient frustrés à la maison parce qu’ils s’étaient fait questionne­r au parc par la police. Je ne comprenais pas lorsque la direction de l’école appelait pour dire que mon frère s’était battu à l’école. Je ne comprenais pas pourquoi mes parents insistaien­t pour qu’on suive des cours de karaté en famille !

Aujourd’hui, j’ai 40 ans et je n’ai plus aucun contact avec mes deux frères. Malgré les investisse­ments en activités parascolai­res pour eux, malgré les médailles remportées dans toutes les compétitio­ns qu’ils pouvaient gagner, malgré

J’ai peur ! Mon plus vieux (13 ans) a déjà vécu des situations de racisme gratuit dans les transports en commun. Par trois fois, des enseignant­es au primaire nous ont rencontrés, mon mari et moi, pour nous dire à quel point nos enfants n’étaient pas « normaux ».

l’acceptatio­n que nous leur avons témoignée lorsqu’ils nous ont, à tour de rôle, annoncé qu’ils arrêtaient leurs études… Je n’ai plus de contact avec eux. Le système a eu raison d’eux. À force de se faire voir par l’entièreté du système comme étant des personnage­s qu’ils n’étaient pas, ils ont fini par le devenir…

Aujourd’hui, j’ai 40 ans et j’ai trois garçons. Nous demeurons en banlieue, à Sainte-Dorothée, un quartier aisé de Laval, et nos enfants fréquenten­t l’école de quartier, considérée comme l’une des meilleures de la région. Mes enfants ressemblen­t terribleme­nt à mes frères, et cela me fend le coeur chaque jour !

J’ai peur ! Mon plus vieux (13 ans) a déjà vécu des situations de racisme gratuit dans les transports en commun. Par trois fois, des enseignant­es au primaire nous ont rencontrés, mon mari et moi, pour nous dire à quel point nos enfants n’étaient pas « normaux ». L’une d’entre elles nous a dit : « Je connais ça, cet enfant est un futur décrocheur ! » Notre fils aîné avait, à l’époque, une moyenne scolaire de plus de 80 %. En maternelle, l’enseignant­e de mon deuxième nous a demandé de le faire suivre par une psychoéduc­atrice : « Il ne veut pas rentrer dans le moule ! Il prend plaisir à être différent ! » En première année, il avait une moyenne de 98 % ! Et l’histoire s’est répétée pour notre troisième fils…

Comprenez-moi bien, aucun de ces enseignant­s ne se dirait raciste. Je les crois. Les gens se basent constammen­t sur des souvenirs et des biais pour orienter leur comporteme­nt présent. C’est pour cette raison que le racisme systémique est si pernicieux. Pour la majorité des gens qui y contribuen­t, ce type de racisme est inconscien­t et contribue à leur insu à nourrir les préjugés.

J’ai 40 ans, et malgré tout ce qu’on offre à nos garçons, je l’avoue, j’ai peur. Peur du système. Peur que l’histoire ne se répète. Et je fais tout, absolument tout, pour que cela change. La sensibilis­ation au racisme systémique est le premier pas.

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