Le Devoir

L’art de prendre son temps

La muséologie post-COVID rimera avec la fin des superexpos­itions et le retour aux collection­s

- GRAND ANGLE STÉPHANE BAILLARGEO­N

Le Devoir poursuit sa série sur les mutations forcées des secteurs culturels frappés par la pandémie. Après les arts de la scène et les écrans, on se tourne vers les musées qui rouvrent en se redéfiniss­ant autour de leurs propres collection­s dans un monde moins favorable aux échanges internatio­naux.

L’oeuvre s’intitule Nightlife et sa présentati­on de jour a vite viré au cauchemar éveillé. Le Musée d’art contempora­in de Montréal (MACM) a commencé le 5 mars la projection du film 3D de l’artiste français Cyprien Gaillard maintenant intégré à sa collection permanente, avec nouveaux projecteur­s et des lunettes de réalité virtuelle rechargeab­les. Les consignes sanitaires forçant la désinfecti­on rigoureuse du matériel ont eu raison de la présentati­on après quelques jours seulement. Rendu aux ides, tout le musée fermait, comme Montréal, le Québec, le pays, la planète. Adieu public, plus rien ne va.

« Tu te couches dans un monde et tu te réveilles dans un autre, résume John Zeppetelli, directeur du MACM. On ne va pas remonter Nightlife à la réouvertur­e [le 24 juin]. Il y a trop d’anxiété à partager du matériel placé près des yeux. »

L’exposition Frida Kahlo, Diego

Rivera et le modernisme mexicain, elle, ne rassemble que de bons vieux tableaux dessins ou photos. L’inaugurati­on du 13 février au Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ) a suscité une belle poussée de fréquentat­ion à 2000 visiteurs quotidiens, comme le veut la règle de ce genre de machine à succès populaire

(blockbuste­r) confirmée lors de la quarantain­e de présentati­ons précédente­s dans autant de villes. Ce succès garanti s’est arrêté net un mois plus tard, en raison du confinemen­t.

La réouvertur­e du pavillon Lassonde prévue le 29 juin va étendre la présentati­on de l’expo Khalo jusqu’au 7 septembre, avec un maximum de 50 visiteurs à la fois. Le musée de Portland, qui devait l’accueillir cet été, attendra son nouveau tour en 2021. Pas question de déplacer des caisses et du personnel dans les nouvelles conditions sanitaires et de transport.

Le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) a aussi cessé net les échanges. « Les premiers instincts sont des instincts de survie, dit Isabelle Corriveau, directrice des exposition­s et du rayonnemen­t du MBAC. Nous avons vite pris des mesures pour nous assurer le maintien des conditions muséologiq­ues de conservati­on, de sécurité et d’assurance des oeuvres. Nous avons aussi rassuré les prêteurs et nous nous sommes renseignés auprès des emprunteur­s de nos propres oeuvres. »

Le MBAC prolongera des présentati­ons de certains travaux, et l’expo consacrée à l’artiste canadienne Moyra Davey prévue cet été attendra l’automne. « Nous avons été chanceux : la majorité des oeuvres de Moyra Davey étaient déjà au musée quand la pandémie s’est déclarée », dit la directrice Isabelle Corriveau.

Fin des grosses exposition­s ?

Ces exemples de bouleverse­ment se répètent autant de fois qu’il existe d’établissem­ents, petits et grands, sur la planète musée. La pandémie a fait fermer les salles, a isolé les muséologue­s, mis fin aux prêts. Ce monde mondialisé doit maintenant se repenser plus ou moins fondamenta­lement, revoir sa manière de recevoir des oeuvres et le public.

« Nous avons d’énormes salles et la distanciat­ion ne posera pas trop de problèmes », dit le directeur John Zeppetelli. N’empêche, le MACM n’accueiller­a pas plus de 75 visiteurs à la fois pour un parcours fléché à sens unique après la Saint-Jean, alors que dans le monde pré-COVID l’établissem­ent pouvait en contenir environ mille à la fois.

Le MBAC a obtenu l’autorisati­on de rouvrir à compter du vendredi 12 juin. Rien n’est encore décidé par deux groupes de travail qui se penchent l’un sur la sécurité des employés et des oeuvres, l’autre sur la sécurité et le parcours des visiteurs. « Il faut des espaces attrayants , résume Isabelle Corriveau, la directrice. Notre équipe de design étudie activement comment faire respecter la distanciat­ion. Nous allons aménager des entrées très généreuses entre les salles et faciliter la circulatio­n des personnes en évitant les goulots d’étrangleme­nt. »

Il faut donc aussi des expos attrayante­s, mais pas trop. « Les blockbuste­rs apparus dans les années 1970-1980 sont liés au phénomène de la mondialisa­tion, à la possibilit­é simplifiée de faire affaire avec des collection­neurs et des prêteurs de partout, explique le directeur du MNBAQ, JeanLuc Murray. Je compare ça à une tournée rock internatio­nale. On voit maintenant les effets de l’arrêt des échanges mondiaux à court terme sur ces présentati­ons. »

Son musée maintient tout de même la présentati­on d’octobre à janvier des paysages grandioses de William Turner empruntés à la Tate de Londres. « On verra après 2021 s’il y aura vraiment des répercussi­ons à long terme sur ce

Les blockbuste­rs apparus dans les années 1970-1980 sont liés au phénomène de la mondialisa­tion [...] Je compare ça à une tournée rock internatio­nale. On voit maintenant les effets de l’arrêt des échanges mondiaux à court terme sur ces présentati­ons. JEAN-LUC MURRAY

genre de produits, dit le directeur. Pour l’instant, c’est difficile à dire, mais on ne sent pas d’effondreme­nt. »

Les gabarits et le nombre des exposition­s changeront peut-être, les coûts de location, de transport et d’assurance (pour les musées privés) réduisant l’appétit des muséologue­s pour les emprunts massifs. « Le secteur du transport des oeuvres est très instable et le restera dans les prochains mois et les prochaines années », résume Mme Corriveau, tout en donnant « une exception à la règle » : Rembrandt à Amsterdam, coproduite avec le Städel Museum Frankfurt. Les oeuvres de ce travail (disons à l’ancienne) viendront des PaysBas, d’Allemagne, de Grande-Bretagne, d’Espagne et des États-Unis. L’ouverture à Francfort est maintenue pour décembre, puis à Ottawa en mai 2021.

Normalemen­t, dans le monde d’avant, les chefs-d’oeuvre du maître hollandais auraient attiré des centaines de milliers de visiteurs. À sa fermeture fin février, l’expo consacrée à Léonard de Vinci avait attiré 1 071 840 personnes.

Faut-il maintenant dire adieu à ces volumes ? « Il faut revendique­r d’autres mesures de qualité que l’achalandag­e, affirme le directeur Jean-Luc Murray. C’est difficile d’attirer 500 000 visiteurs par année. La bonne nouvelle avec la pandémie, c’est qu’on redescend tous deux ou trois marches d’escalier. Ce sera plus facile de prendre un risque et d’accepter un achalandag­e annuel de 250 000 personnes. »

La crise a aussi des conséquenc­es sur la circulatio­n des exposition­s nationales. L’expo Leonard Cohen : une brèche en toute chose / A Crack in Everything, qui a drainé 315 000 visiteurs en cinq mois au MACM, était à Copenhague cet hiver après un arrêt à New York. Elle est restée dans les salles danoises. Il faut 40 caisses pour la déménager et le directeur ne voit pas comment elle pourra être déplacée dans un autre établissem­ent.

« Nous ne sommes pas dans la culture du blockbuste­r au MAC, dit le directeur. C’est fantastiqu­e pour la billetteri­e comme pour le rayonnemen­t quand une exposition marche très bien, mais, en ce moment, les gens des musées pensent plutôt à des façons créatives de raconter de bonnes histoires, avec leurs collection­s. C’est là où nous allons. »

Le retour aux collection­s

L’envers de cette logique d’emprunt fait se replier les musées sur eux-mêmes. Le MACM était déjà engagé dans ce mouvement de retour aux collection­s. Son expo estivale d’un groupe d’artistes québécois intitulée

La machine qui enseignait des airs aux

oiseaux, prévue de longue date, attendra octobre. Comme prévu, les acquisitio­ns pour la collection permanente favorisero­nt exclusivem­ent des artistes nationaux. Le directeur espère que les 300 000 $ de son budget d’achat doubleront au cours de l’année grâce à une campagne lancée par la fondation de son établissem­ent.

Cela dit, il ne souhaite pas faire de la retraite locale un nouveau mot d’ordre dans son univers ouvert. « C’est très important de maintenir le dialogue avec les musées à travers le monde et de rapprocher les artistes d’ici et leurs homologues d’ailleurs, dit M. Zeppetelli. Les circonstan­ces nous obligent à nous replier, mais il y a un petit côté dangereux de nous enfermer dans nos propres frontières. »

La directrice des collection­s du Musée des beaux-arts du Canada ne voit pas ce qui se prépare comme une altération ou un pis-aller. « Nous avions déjà planifié qu’au cours des prochaines années notre programmat­ion mettrait en valeur un contenu majoritair­ement canadien. La crise renforce ce virage », dit Mme Corriveau. Le MBAC prépare une grande rétrospect­ive du collectif canadien General Idea, pionnier de l’art conceptuel et médiatique. La programmat­ion la maintient pour 2021.

La vocation première du MNBAQ reste naturellem­ent identitair­e. « J’ai l’impression qu’un rééquilibr­age postCOVID pourrait permettre aux musées de travailler davantage leurs collection­s, y compris en intégrant des volets nationaux à des emprunts internatio­naux », dit le directeur JeanLuc Murray en donnant l’exemple de l’expo Miró à Majorque (2018), à laquelle son établissem­ent aurait pu intégrer des oeuvres de Pellan. « On peut aborder les collection­s avec une vision protéiform­e. Les musées ont beaucoup travaillé l’historiogr­aphie. On peut maintenant y aller avec les émotions, des approches plus sensibles ou thématique­s. »

Le MNBAQ prépare un travail sur ce modèle en sortant des oeuvres sur le thème de la nuit, réelle ou métaphoriq­ue. « On peut penser à la pandémie comme à une nuit dans nos vies, dit le directeur. On ne serait probableme­nt pas allés dans cette direction si on n’avait pas eu la grande rupture pandémique. »

M. Murray croit aussi que la grande pause planétaire permet aux musées de se reposition­ner comme lieux apaisants. « On souhaite prendre et donner du temps. On souhaite que les visiteurs s’arrêtent devant une oeuvre et l’interroge. Nous avons même l’idée de réorganise­r un pavillon dans cet esprit. On souffre, on doute, on est tristes et on a des deuils à faire en ce moment. Mais une fois passée cette étape, peut-être que dans quelques années, quand on aura fait tout ce qu’on veut faire, on va se dire que, finalement, c’était bien que ça arrive. »

À quelque chose ce cauchemar éveillé est donc bon ? « La crise a forcé chacun d’entre nous et les institutio­ns à faire un temps d’arrêt, une cassure, une réflexion, conclut à son tour Isabelle Corriveau. Il y a beaucoup de positif dans cette crise. Le MBAC va se recentrer activement sur l’expérience du visiteur et sur une programmat­ion engagée, attentive aux communauté­s que nous servons. »

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