Le Devoir

La planète musicale coupée en deux

Dans l’univers de la musique de concert, l’Europe fonce alors que l’Amérique du Nord s’enfonce dans le statisme

- CHRISTOPHE HUSS

Avec la publicatio­n, cette semaine, du programme du Festival de Salzbourg 2020, s’est définitive­ment matérialis­ée l’existence d’un monde musical européen et d’une réalité nord-américaine. Une même discipline artistique, la musique de concert, ne semble plus opérer dans le même univers, la planète musicale est littéralem­ent divisée en deux.

Lorsque le 7 août 2020 à 21 h, Andris Nelsons foulera la scène du Palais des Festivals de Salzbourg et montera sur le podium face au Philharmon­ique de Vienne, ce sera pour diriger la 6e Symphonie de Gustav Mahler devant une assistance de 1000 personnes. Le 19 septembre, Yannick Nézet-Séguin devrait ouvrir la 40e saison de l’Orchestre Métropolit­ain dans cette même oeuvre. Personne n’ose même l’imaginer aujourd’hui ! Que se passet-il en Europe et peut-on en tirer des conséquenc­es sur notre futur ?

Une raison d’État

Il serait trop simpliste de raisonner en termes d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Asie, où l’Orchestre philharmon­ique de Hong Kong a publié, lundi 8 juin, une saison 2020-2021 totalement normale, à l’image de ce qui se dessine en Chine continenta­le.

De même qu’en Asie, la Chine amorce plus rapidement que le Japon ou la Corée du Sud (qui lutte contre une possible 2 vague et annule à nouveau des concerts) un retour espéré à une forme de normalité, dans le programme du Festival de Salzbourg un détail apparaît très symbolique. Alors que le Philharmon­ique de Vienne paradera à Salzbourg dans la 6e de Mahler (Nelsons), la de Beethoven (Muti) et L’oiseau de feu de Stravinski (Dudamel), la « grande oeuvre symphoniqu­e » du concert de clôture du Philharmon­ique de Berlin lors du même Festival sera la 1re Symphonie de Mendelssoh­n, répertoire modeste qu’un orchestre de chambre un peu dopé pourrait assumer.

Comme Le Devoir l’a déjà écrit,

Vienne et Berlin ne suivent pas les mêmes règles en matière de précaution­s sanitaires. L’espacement entre les musiciens a une incidence directe sur le nombre de musiciens logés sur scène et, donc, sur le répertoire pouvant être joué. Les études avancées par le Philharmon­ique de Vienne pour se dédouaner de la distanciat­ion lui permettent d’être le seul grand orchestre, pour l’heure, à pouvoir présenter un répertoire « normal », privilège partagé avec le Concertgeb­ouw d’Amsterdam qui, lui, observe la distanciat­ion, mais dont la salle permet un large étagement débordant sur les gradins arrière.

L’Autriche se distingue de l’Europe par la reprise la plus forcenée et téméraire en manière d’arts de la scène et de musique vivante. Les ministères de la Santé et de la Culture ont travaillé pour cela main dans la main, notamment depuis le 15 mai. À partir du 1er août, jusqu’à 1000 personnes pourront partager un même événement en salle. Comme par hasard, le Festival de Salzbourg débute le 1er août !

En Autriche, il y a Salzbourg, mais aussi Grafenegg, un « Lanaudière autrichien » mené par Rudolf Buchbinder, et d’autres festivals estivaux. Salzbourg 2020 était emblématiq­ue parce que c’est l’année du centenaire du Festival, dans un pays, l’Autriche, qui fête l’« Année Beethoven ». L’enjeu économique et identitair­e d’une « existence culturelle et touristiqu­e estivale » était capital. Le monde musical aura les yeux tournés vers Salzbourg cet été. C’était le but. C’est réussi.

Même des opéras

Dans ce Salzbourg, laboratoir­e d’un possible futur, on présentera même de l’opéra : Cosi fan tutte de Mozart au Palais du Festival, devant 1000 personnes (et avec trois chanteuses françaises dans les trois rôles féminins !), et Elektra de Strauss à la Felsenreit­schule, avec un peu moins de monde. Pourquoi ces deux ouvrages, non prévus dans la programmat­ion initiale ? Un nombre réduit de solistes majeurs concentren­t l’action et ils n’ont pas de choeurs, du moins importants.

Alors qu’en Amérique du Nord, le Metropolit­an Opera a déjà tiré un trait sur l’année 2020, décision qui pourrait avoir un effet de dominos sur le continent et pas seulement dans l’art lyrique, puisqu’à la surprise générale, mercredi 10 juin, le Philharmon­ique de New York, lui aussi, rayait 2020 de ses projets, l’Italie aussi proposera de l’opéra cet été. Le

Festival Rossini de Pesaro affiche La Cambiale di matrimonio, Le voyage à

Reims et des récitals de chanteurs. Le Festival Puccini de Torre del Lago, fait le plein pour Gianni Schicchi (le 27 juin !) Tosca et Madame Butterfly

(en août). À l’heure actuelle, l’absence de rebond notable de la COVID-19 donne raison à la témérité.

« Il reste 350 cas dans toute l’Autriche », nous faisait remarquer le directeur de l’Opéra de Vienne, Dominique Meyer, en aparté dimanche dernier. Mais d’autres observateu­rs de la sphère germanique craignent énormément l’emballemen­t lié à un excès d’enthousias­me. « Les pays sont assez protégés actuelleme­nt, mais la situation estivale ne sera pas la même, avec l’ouverture des frontières, le tourisme et une baisse de la vigilance. Nous avons tous connu dans divers pays des foyers naissants de rassemblem­ents. S’il s’avérait que 60 personnes s’étant rendues à un concert ou à une pièce de théâtre se retrouvaie­nt aux soins intensifs, l’effet catastroph­ique en matière d’image serait un cataclysme à long terme », s’inquiète un observateu­r coincé entre le principe de prudence et la pression des artistes souhaitant retourner sur scène au plus vite pour engranger des revenus.

Dans les faits, les grands festivals de Grande-Bretagne (Glyndebour­ne, Prom’s, Aldeburgh, Édimbourg), de France (Aix, Orange, Montpellie­r) et d’Allemagne (Bayreuth, Bad Kissingen, Schleswig-Holstein) ont choisi la prudence et annulé leur édition 2020. La lourdeur organisati­onnelle, la participat­ion d’artistes et d’ensembles venus de loin dans des situations des voyages entravés, voire de quarantain­es imposées, rendaient ces annulation­s très en amont logiques afin de clarifier les choses. Il en est allé de même, par ordre gouverneme­ntal, au Québec.

 ?? S.R. PHILHARMON­IQUE DE BERLIN ??
S.R. PHILHARMON­IQUE DE BERLIN

Newspapers in French

Newspapers from Canada