Le statut vacillant de certaines statues
Dans la foulée du mouvement antiraciste ranimé par la mort de George Floyd, une pétition circule pour réclamer le retrait de la statue du fondateur de l’Université McGill, connu pour son passé esclavagiste. Un mouvement qui trouve écho à travers le monde, où plusieurs statues ont été déboulonnées ou vandalisées, encore dimanche à Milan. Ces emblèmes d’un passé colonialiste devraient-ils disparaître de l’espace public ?
« N’importe quel arbre serait mieux que de regarder James McGill », juge Hannah Wallace, à l’origine de la pétition qui avait récolté dimanche soir plus de 2300 signatures. Elle rappelle que l’homme a possédé des esclaves noirs et autochtones et a utilisé la richesse acquise par leur exploitation pour fonder l’Université McGill.
« James McGill fait partie de l’histoire avec ses vertus et ses faiblesses, on ne peut pas changer ça. Mais lui rendre hommage avec cette statue, c’est faire hommage à l’esclavagisme. C’est trop, ça ne peut pas durer », souligne l’un des signataires, Thibault Camara. Pour celui qui se présente comme un immigrant et militant antiraciste décolonial, la mort de George Floyd a fait ressortir toute la colère des « opprimés qui ont maintenant besoin de l’exprimer par des actes », notamment en refusant de rendre hommage quotidiennement à ces personnages historiques au passé « douteux ».
Il donne aussi l’exemple de la statue de bronze représentant Sir John A. Macdonald, au centre-ville de Montréal, vandalisée à plusieurs reprises ces dernières années. Elle fait aussi l’objet d’une récente pétition, signée par plus de 16 000 personnes, demandant son déboulonnement. Le premier premier ministre du Canada et l’un des pères de la Confédération est critiqué pour sa violence envers les communautés autochtones.
Mais son retrait n’est pas dans les plans de la mairesse de Montréal, Valérie Plante, qui a plutôt appelé à un « dialogue » public sur la question la semaine dernière.
Un dialogue que l’on promet pourtant depuis plusieurs années, fait remarquer Dinu Bumbaru, porte-parole d’Héritage Montréal. « Comme d’habitude, ça traîne et ce n’est pas une priorité.
Et à chaque fois, on est pris quand le feu est pogné. »
Il rappelle que la Ville de Montréal s’est dotée d’un Plan d’action en patrimoine en 2017, qui devait justement amorcer une réflexion sur la représentation de ces monuments de commémoration. « Peut-on gérer ces statues simplement comme une affaire d’art publique, alors qu’elles sont à la source d’un débat de société ? Notre jugement sur ces personnages a évolué avec le temps, c’est normal. Maintenant, comment on gère ça ? », se questionne M. Bumbaru, appelant la Ville à entamer le dialogue au plus vite.
Mouvement mondial
Le sujet fait aussi débat ailleurs dans le monde. Des États-Unis à la France, en passant par le Royaume-Uni, la Belgique ou encore l’Italie, plusieurs statues et monuments ont été dégradés ou déboulonnés par des manifestants dans les dernières semaines, en signe de révolte contre ces emblèmes du passé colonialiste. À Milan, la statue d’un célèbre journaliste italien, Indro Montanelli, a été aspergée de peinture rouge dimanche et taguée de l’inscription « raciste, violeur ».
Aux États-Unis, des monuments confédérés ont été mis à terre et des statues de Christophe Colomb décapitées dans les dernières semaines. Au Royaume-Uni, le mot « raciste » a été inscrit sur la statue de l’ex-premier ministre Winston Churchill, près du parlement à Londres, tandis que le monument représentant Edward Colston, un marchand d’esclaves ayant vécu au XVIIe siècle, a carrément été jeté à l’eau à Bristol.
De l’avis de Francis Langlois, professeur d’histoire au cégep de TroisRivières, la réflexion mondiale sur le racisme — soulevée par la mort de George Floyd — est si profonde qu’elle a poussé chaque société à regarder en face ses inégalités raciales et sa propre histoire d’un autre oeil.
« Le processus était déjà amorcé, entre autres aux États-Unis. Cette idée de s’attaquer aux symboles du racisme et du colonialisme avait pris de l’ampleur après la fusillade dans une église noire à Charleston en 2015 et après les émeutes de Charlottesville en 2017. La mort de George Floyd a accéléré les choses, non seulement dans le pays, mais ailleurs dans le monde », note M. Langlois.
Effacer l’histoire ?
Mais retirer ces emblèmes, n’est-ce pas une façon de renier le passé, voire de l’effacer ? s’inquiètent plusieurs politiciens et citoyens réagissant à ce mouvement mondial.
Le président français, Emmanuel Macron, a d’ailleurs déclaré dans un message à la nation dimanche que, si la France sera « intraitable » face au racisme, elle « n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire ». Pas question non plus de déboulonner des statues, a-t-il insisté, réagissant à une série de manifestations durant lesquels certaines jugées racistes ont été prises pour cibles.
« On enseigne l’histoire à l’école et dans les livres. Ces statues servent de commémoration, c’est différent. Vouloir les enlever, ça témoigne justement de l’histoire d’aujourd’hui, d’une réflexion qu’on a maintenant en 2020. On écrit l’histoire par un tel acte », soutient Jonathan Livernois, professeur agrégé d’histoire littéraire et intellectuelle à l’Université Laval.
Il donne l’exemple de la place de la Concorde à Paris. « Autrefois, elle s’appelait la place de la Révolution, et avant ça, la place Louis XV. En la rebaptisant, on n’a pas effacé l’histoire, on a écrit un nouveau chapitre. »
Le professeur appelle cependant à « bien réfléchir » avant de passer à l’acte et d’éviter d’être guidé uniquement par nos émotions.
Francis Langlois abonde dans ce sens, en insistant quant à lui sur la nécessité que des réformes en profondeur accompagnent le fait de rebaptiser des endroits ou le déboulonnement de monuments. « Ces actes sont symboliques avant tout. Si l’on veut écrire un nouveau chapitre de l’histoire et réellement changer la situation des communautés noires ou autochtones, il faut que le milieu politique prenne aussi des mesures ».
Comme d’habitude, ça traîne et ce n’est pas une priorité. Et à chaque fois, on est pris quand le feu est pogné.
DINU BUMBARU»