Impliquer les civils
La dernière réforme de la police au Québec remonte à vingt ans, une éternité. Les attentes du public à l’égard de la police et la criminalité ont changé plus vite que les mentalités et la culture organisationnelle au sein des forces de l’ordre. C’est un fossé qu’il faudra combler pour espérer que la prochaine réforme produise des résultats. La police est confrontée à un sérieux problème de crédibilité, qui grondait bien avant que le meurtre de George Floyd, aux États-Unis, engendre des protestations significatives ici même à Montréal. En vrac, l’espionnage des journalistes par le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), l’impunité dans les interventions faisant des morts, les querelles internes, la valse des nominations et des destitutions des directeurs généraux à la Sûreté du Québec (SQ) pour des raisons politiques, l’ineptie de l’Unité permanente anticorruption (UPAC) après les succès prometteurs des premières années et l’indomptable bête du profilage racial ont contribué à semer un doute permanent sur l’organisation policière.
Que la majorité des interventions soient menées rondement par des policiers pour la plupart bien intentionnés ne modifie en rien ce problème de perception et l’érosion du lien de confiance qui en découle.
Le livre vert sur la police, publié en décembre dernier par la ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault, prend une autre couleur à la lumière des dénonciations de racisme systémique qui déferlent un peu partout en Amérique. Que cela plaise ou non à ceux qui reprochent aux militants québécois pour la justice sociale d’utiliser une grille de lecture états-unienne pour jauger notre situation, nous ne pouvons échapper à cette discussion délicate sur le rôle, l’utilité et les zones d’ombre de la police.
En préambule du livre vert, la ministre Guilbault résume les enjeux. Les policiers sont devenus « à la fois des préventionnistes, des gardiens de l’ordre et des intervenants auprès des citoyens les plus fragilisés ou marginalisés ». C’est un détournement de mission lourd de conséquences. Les policiers ne sont pas assez formés ni assez outillés pour jouer aux travailleurs sociaux et aux thérapeutes de l’urgence. La culture de combattant du crime et la typologie du gardien de la loi et de l’ordre sont enracinées dans l’inconscient policier si profondément qu’il est difficile d’entretenir l’espoir d’un changement durable. Les policiers devraient être sur le siège arrière des interventions à caractère social, et laisser les cliniciens au volant. Il ne s’agit pas d’écarter la police du champ de la prévention, au contraire, mais d’assujettir ses interventions en ces matières à un encadrement externe. De telles équipes mixtes existent déjà dans certains corps de police, dont le SPVM. Là où il n’y a pas d’autre « crime » que la détresse humaine, la police devrait être l’accompagnateur plutôt que le meneur d’une intervention. La fonction répressive de la police ne disparaîtrait pas pour autant. Elle serait concentrée sur les formes de criminalité le plus pressantes : crimes contre la personne, exploitation sexuelle, cybercriminalité, fraude, gangstérisme, infiltration du crime organisée dans l’économie légale, etc.
Qui sait, une telle réforme permettrait peut-être de rediriger une partie des budgets dévolus à la police (2,55 milliards de dollars pour les services municipaux et la SQ) et de bonifier ceux des services sociaux, éternels négligés dans les politiques de prévention.
C’est l’essence même de la police communautaire, diront les experts. Le rapprochement de la police avec les citoyens, les partenariats avec les milieux locaux et communautaires, l’intervention axée vers la résolution de problèmes et la prévention des comportements délinquants sont les éléments constitutifs de la réforme de 2000. Ces objectifs n’ont été que partiellement atteints, en dépit des efforts et de la bonne volonté au sein des organisations policières. Si les changements étaient durables, nous n’en serions plus au déploiement de projets pilotes. Nous n’aurions pas attendu 12 ans après la mort de Fredy Villanueva pour que le SPVM se dote d’une politique d’interpellation axée sur la mise au banc du profilage racial. Et les politiques réformistes comme celles de Fady Dagher, chef du Service de police de l’agglomération de Longueuil, seraient la règle et non l’exception.
Un comité consultatif formé par la ministre Guilbault (trois civils et deux policiers de carrière) devra piloter la réflexion menant à la réforme de la police. Tous les membres ont la compétence pour s’acquitter de leur mandat. Leur travail sera incomplet s’ils ne se dotent pas d’un mécanisme élargi de consultation de la société civile, en dépit des contraintes reliées à la COVID-19. La réforme de la police ne peut reposer sur cinq experts, une ministre, aussi bien intentionnée soit-elle, et un ministère de la Sécurité publique noyauté par d’ex-policiers de la SQ. Réfléchir aux bases modernes de la police, un service public, est une tâche qui appartient aussi à la collectivité.