Cachez ces ciseaux que je ne saurais voir
Depuis le début de la pandémie, les incertitudes sont nombreuses. Mais une chose est sûre : plus personne ne tiendra son coiffeur pour acquis.
En ce 15 juin, les salons de coiffure rouvrent dans la grande région de Montréal et la MRC de Joliette. Dire que la date était attendue serait un euphémisme. Sur Craigslist et Kijiji, depuis le début de la pandémie, on a vu des appels à des coupes de cheveux ressemblant à des appels à l’aide. « Je suis à la recherche d’une coiffeuse d’expérience. Besoin réel pour ma santé mentale ! » Propulsé par la demande, un petit marché noir s’est développé discrètement.
Sylvie, Laurentienne de 63 ans, a ellemême succombé. Et elle s’est rendue, gantée et masquée, au domicile de sa coiffeuse. (Parenthèse : qui eût cru qu’un jour, on devrait utiliser un faux nom pour éviter des représailles à une dame ayant fait rafraîchir sa coupe ?) Sa « petite délinquance », comme Sylvie l’appelle, lui a été insufflée par sa fierté. « C’est bien beau de respecter les règles du confinement et de faire attention aux autres et à soi-même. Mais faire attention à soi, c’est aussi se trouver belle et ne pas avoir l’air d’une moufette avec des cheveux à moitié colorés. »
Attendre ? D’accord. Mais pas indéfiniment. « Tant que je pouvais me promener avec une tuque, ça allait. Mais une fois le beau temps arrivé, je n’ai pas pu résister. » Sans oublier qu’elle rejetait l’option « teinture de pharmacie ». « J’ai lu un article sur Internet qui disait qu’il fallait faire très attention parce que ça pouvait gâcher nos cheveux. »
Ah, la fameuse coloration. « Comme beaucoup de coiffeurs, je suis allé porter des trousses d’urgence aux clientes, lance Stéphane Roy, président d’Association Coiffure Québec. C’était comme si le père Noël arrivait ! C’est fou ! La joie, la reconnaissance… » Indéniablement, les conversations capillaires ont dominé le confinement. Et les stylistes ont enfin eu la reconnaissance qu’ils méritent. « Même au bulletin de nouvelles de 18 h, les animateurs parlaient de nous. Nous ne sommes pas habitués à ça ! » ajoute Stéphane Roy.
Dans l’industrie depuis 25 ans, le président note que les trois derniers mois ont été complètement déments. « Les pires de toute ma vie. Il y avait beaucoup d’insécurité, de questions, de frustrations. Mais il y avait aussi beaucoup d’amitié et d’entraide. »
Les services au noir ? « En tant qu’association, on était vraiment contre. On a demandé aux coiffeurs de ne pas embarquer là-dedans. Une minorité se sont néanmoins promenés de maison en maison. On a entendu des rumeurs sur certaines adresses, sur trois ou quatre salons qui ont eu des amendes. D’après moi, plus de gens l’ont fait sans se faire attraper que de gens qui se sont fait prendre ! Mais quand on appelait la police, ils disaient “appelez la CNESST [Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail]”. Quand on appelait la CNESST, ils disaient, “appelez la police”. Souvent, ils ne se déplaçaient même pas. »
La faucheuse et les ciseaux
« La COVID est devenue vraiment une question politique. Bien plus que de santé publique », affirme Monika. Coiffeuse depuis 30 ans, cette résidente d’Atlanta a continué à travailler clandestinement du 3 au 20 avril, pendant le confinement de sa ville. Une fois ce dernier fini, elle a attendu les clients. Elle était habituée à en avoir une dizaine par jour. De ce nombre, quelques-uns sont venus. « Une poignée seulement. » Une semaine plus tard, elle a mis la clé sous la porte de son salon du centre-ville de la capitale géorgienne. « Le gouvernement n’était même plus obligé d’imposer le confinement, les gens se le sont imposé eux-mêmes. Et aux autres aussi. »
Il est vrai que, de l’autre côté de la frontière, la COVID-19 a acquis des airs de combat idéologique. Le mois dernier, quand la Floride a entamé son déconfinement, on a vu cet avocat, Daniel Uhlfelder, déambuler sur les plages déguisé en Grande Faucheuse. Son but ? Terroriser ceux qui souhaitaient profiter du sable chaud, en leur disant qu’ils allaient propager le virus et tuer des innocents. De même, quand le gouverneur républicain de la Géorgie, Brian Kemp, a annoncé le déconfinement de son État, la mairesse démocrate d’Atlanta, Keisha Lance Bottoms, s’est dite opposée à cette décision sur les ondes de CNN. « Je ne crois pas que c’est basé sur quelque chose de logique », a-t-elle déclaré.
Mais c’est également un certain
Une des joies de venir au salon, c’est le toucher, l’échange. Pas se faire recevoir par
un robot en combinaison. MONIKA
manque de logique dans les réactions que Monika dénonce. « Je remercie mon gouverneur de m’avoir traitée comme une adulte. Même si, pour cela, certains l’ont traité de fasciste. Ce qui prouve qu’ils ne comprennent absolument pas ce qu’est le fascisme ! Bref. Des clients qui haïssent Donald Trump ont commencé à m’envoyer des textos sous-entendant que si j’ouvrais mon salon, je me rendrais coupable de génocide. »
Les annulations, qui avaient débuté en mars, se sont enchaînées. Son calendrier s’est vidé. De rares fidèles ont toutefois continué à faire appel à elle. « Certains disaient “je m’en fous de la pandémie, c’est de la connerie”. D’autres me confiaient être plongés dans une dépression, et en avoir marre de passer tout leur temps avec leurs enfants. Ils voulaient discuter avec moi, qui ne paniquais pas. Parce que les coiffeurs sont des amis. Pas juste des gens qui coupent des cheveux. »
Ce qui revient à la question : tout ouvrir, d’accord, mais si les gens ne veulent pas venir ? Loin de ce « bordel politique », comme Monika l’appelle (« Vous avez Trudeau, nous avons Trump. C’est la chute des États-Unis, pas celle du Canada »), Stéphane Roy note qu’au Québec, les livres de rendezvous débordent. Et que les fermetures sont pour l’instant minimes. « Sur les quelque 15 000 salons que compte la province, je n’en ai pas vu plus de 10 à vendre, ou annonçant leur fin. »
Monika, elle, assure qu’elle n’a pas eu le choix de faire une croix sur l’entreprise qu’elle devait léguer à son fils de 29 ans. « Mes employés ne voulaient pas entrer travailler. Leurs clients, quant à eux, ne voulaient pas se pointer. Soit par peur du virus, soit pour boycotter une économie qu’ils rejettent. »
Une autre raison qui l’a poussée à travailler de la maison, dit l’expressive styliste, ce sont les règlements. « Il aurait fallu prendre la température des clients, nous balader avec des masques conçus pour des médecins, et enfiler des visières que les chirurgiens portent quand ils charcutent des patients sur une table d’opération. Tout ça pour couper des cheveux. De la folie, si vous voulez mon avis ! » « J’ai 60 ans, je n’ai pas envie de niaiser ! enchaîne-t-elle, sur une lancée. Une des joies de venir au salon, c’est le toucher, l’échange. Pas se faire recevoir par un robot en combinaison. »
Au Québec, du côté des règlements, il y a eu de petits cafouillages, souligne de son côté Stéphane Roy. Une version antérieure du guide sanitaire destiné à son milieu, dit-il, imposait le port de lunettes de protection aux coiffeurs (« même les médecins ne portent pas ça ! ») et d’une blouse obligatoirement changée entre chaque client. Lesdites règles ont depuis été assouplies. Résultat ? « Beaucoup de propriétaires de salons ont acheté des centaines de blouses pour des milliers de dollars inutilement. » Une dépense dont n’avait pas besoin une industrie frappée par l’annulation des bals de finissants, des mariages, des festivals.
Reste une certaine lueur. En région, où les coiffeurs ont rouvert depuis le 1er juin, les choses vont bien. « Les propriétaires disent que les clients leur amènent une énergie incroyable, rapporte Stéphane Roy. Et dans la grande région de Montréal, où la plupart des salons ont décidé d’augmenter les prix de 5 % à 20 %, la clientèle accepte et comprend la situation. » Ne reste plus qu’à passer au salon.