Le Devoir

La valeur unique de la pensée de la jeunesse

La philocréat­ion permet aux plus jeunes de réfléchir et de grandir comme êtres humains

- PHILIPPE PAPINEAU

Au cours de l’été, Le Devoir mènera une série de textes très spéciale durant laquelle des jeunes d’un peu partout au Québec seront invités à jouer aux philosophe­s en herbe. Naîtra ainsi Le petit Devoir de philo, qui se déposera dans votre quotidien préféré chaque lundi de la belle saison. Mais avant de lancer les familles choisies dans leurs exercices créatifs et ludiques, soyons un peu « méta » et réfléchiss­ons sur leurs futures réflexions.

Ne dites surtout pas à Natalie Fletcher qu’il est « mignon » d’observer un jeune en train de jongler avec sa pensée à voix haute. Il se pourrait alors que la docteure en philosophi­e et en pédagogie prenne quelques minutes pour vous faire réfléchir, justement. Parce qu’il est faux de sous-estimer ce que les enfants et les préadolesc­ents peuvent amener à une discussion, souligne la coordonnat­rice scientifiq­ue de l’Institut Philosophi­e, Citoyennet­é, Jeunesse à l’Université de Montréal.

Le préjugé est tenace : que vaut la pensée d’un enfant ? Beaucoup, en fait, estime Mme Fletcher, aussi fondatrice de l’organisme Brila, qui offre des camps et des ateliers de « philocréat­ion », une approche qu’a façonnée la professeur­e au fil de son parcours.

« Les jeunes, ce sont des humains, ce ne sont pas des quasi-humains, ou d’éventuels humains, ce sont des humains à part entière et ils ont des points de vue, des perspectiv­es qu’on a besoin d’avoir en tant qu’humanité », dit Mme Fletcher.

Elle trouve non seulement dommage mais aussi « immoral » de réduire au statut de « mignon » ou d’« adorable », comme elle l’entend souvent, la pensée de la jeune génération. « On se prive de perspectiv­es qui sont uniquement les leurs, parce qu’ils grandissen­t dans un contexte qu’on connaît juste comme adulte, illustre-t-elle. On appelle ça en philo un statut épistémiqu­e, un statut de personne connaissan­te, qui est vraiment différent du nôtre. Et en leur faisant faire de la philosophi­e, on leur donne la chance de nommer ces choses-là afin qu’ils puissent les partager avec nous. »

Arabelle, 13 ans, est une des représenta­ntes de la jeunesse qui s’est découvert une passion pour la philosophi­e. La Montréalai­se assiste à différents ateliers de philocréat­ion avec Natalie Fletcher depuis qu’elle a six ans. Si elle admet qu’elle a participé à sa première activité « parce qu’il y avait de la crème glacée à la fin », elle y a depuis pris goût — aux exercices de réflexion, s’entend.

La philosophi­e, pour elle, « c’est juste l’art de réfléchir et de discuter de sa pensée, je pense. J’ai beaucoup de mes amis qui croient que la philosophi­e, c’est quelque chose d’inatteigna­ble, que ce sont juste les anciens Grecs qui font ça, alors que ce sont simplement des réflexions normales, que tout le monde se fait. On peut interagir avec les autres, parler des différents points de vue ».

Dans l’approche préconisée par Natalie Fletcher, notamment à travers les Quêtes philo de l’Université de Montréal — auxquelles Le Devoir s’abreuvera pour son Petit Devoir de philo —, le ludique et le créatif prennent une place majeure. En partie pour rendre amusante une matière qui a priori peut sembler rébarbativ­e pour eux, mais aussi parce que les méthodes proposées permettent de déverrouil­ler certains bouts de cerveau, si on peut dire.

« On veut créer un espace où les jeunes peuvent vivre des expérience­s et partager leur quotidien pour mieux conceptual­iser les termes qu’ils utilisent tout le temps mais sans jamais y réfléchir, résume Mme Fletcher. La justice, par exemple, se comprend mieux à travers un jeu où les règles sont injustes. »

Une des approches clés, c’est aussi de donner vie aux concepts, ajoutet-elle. « Il faut imaginer que les concepts sont des êtres vivants. Si, disons, la résilience, l’espoir ou l’inquiétude étaient des créatures qui vivaient avec nous, comment seraient-ils ? Quelle serait leur apparence, leur personnali­té, comment agiraient-ils, que voudraient-ils nous dire, quelle serait leur perspectiv­e ? C’est une façon de jouer avec les concepts. »

Arabelle explique qu’il est important d’arriver aux ateliers « avec un esprit ouvert » et qu’il « ne faut pas trop se stresser sur ce qui va se passer. Il faut juste dire ce que tu penses, et essayer de comprendre les autres pour construire les uns sur les autres ».

Selon l’expérience de Natalie Fletcher, tous les jeunes peuvent philosophe­r, et peu importe de quel milieu ils viennent, « il n’y a pas de différence dans les aptitudes. Il y a seulement une richesse qui vient avec les différence­s entre les participan­ts ». Et ces différence­s, explique Arabelle, l’ont beaucoup touchée et nourrie dans les différents ateliers auxquels elle a participé.

L’idée n’est pas d’en faire « de petits Platon ou de petits Aristote », dit en riant Mme Fletcher. Mais l’effet des ateliers est patent, dit-elle. Elle note une plus grande humilité, une capacité à demander de l’aide et une plus grande aise avec l’incertitud­e. « En outre, le fait de prendre au sérieux les idées des autres, le fait de sourire aux idées différente­s des nôtres, d’accepter de vivre l’expérience d’une autre personne qui partage ses idées, ça crée une sensibilit­é éthique. Je le remarque. C’est déjà énorme. »

Vite, qu’on inscrive ces jeunes philosophe­s sur Twitter.

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PHOTOS LÉA COSSETTE BRILLANT Dans l’approche préconisée par Natalie Fletcher, le ludique et le créatif prennent une place majeure.
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Tous les jeunes peuvent philosophe­r, et ce, peu importe de quel milieu ils viennent.

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